Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/310

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et annonçait que tout cela pouvait et devait croître encore ; enfin il ne s’agissait de rien moins que de se trouver exposé à être immédiatement arraché d’auprès de Napoléon, envoyé au Cap, et de là en Europe.

D’un autre côté, l’Empereur, indigné des vexations dont on nous accablait à cause de lui, ne voulait pas que nous nous y soumissions davantage. Il exigeait que nous le quittassions plutôt tous, que nous retournassions en Europe témoigner que nous l’avions vu ensevelir tout vivant.

Mais était-il en notre pouvoir de supporter une pareille idée ? La mort nous eût paru préférable à nous séparer de celui que nous servions, que nous admirions, que nous aimions, auquel nous nous attachions chaque jour davantage, et par ses qualités personnelles et par les maux que l’injustice et la haine accumulaient sur sa tête. Voilà quel était le véritable état de la question. Nous étions déchirés, et ne savions à quoi nous résoudre.

Le gouverneur avait trouvé un moyen de nous attaquer en détail ; il se disait déterminé à renvoyer chacun de nous suivant sa volonté et son caprice.

L’Empereur n’était pas bien ; le docteur lui a trouvé des principes de scorbut. Il m’a fait venir ; nous avons beaucoup causé sur les objets qui nous occupent dans ce moment. Il a voulu se mettre au travail pour se distraire, et a pris le chapitre de Léoben qui lui est tombé sous la main.

La lecture finie, la conversation a continué sur les conférences qui ont amené le traité de Campo-Formio. Je renvoie à ces chapitres intéressants pour le portrait et le caractère du premier négociateur autrichien, M. de Cobentzel, que Napoléon surnomma dans le temps l’ours du Nord, à cause du grand rôle, disait-il, que sa grosse et lourde patte avait joué sur le tapis vert des négociations.

« M. de Cobentzel était en ce moment, disait l’Empereur, l’homme de la monarchie autrichienne, l’âme de ses projets, le directeur de sa diplomatie. Il avait occupé les premières ambassades de l’Europe, et s’était trouvé longtemps auprès de Catherine, dont il avait capté la bienveillance particulière. Fier de son rang et de son importance, il ne doutait pas que la dignité de ses manières et son habitude des cours ne dussent écraser facilement un général sorti des camps révolutionnaires : aussi aborda-t-il le général français, observait Napoléon, avec une certaine légèreté ; mais il suffit de l’attitude et des premières paroles de celui-ci pour le remettre aussitôt à sa place, dont, au demeurant, il ne chercha jamais plus à sortir. »