Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/40

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veille de se marier, et qui venait solliciter de lui une faveur de fortune. Or, comme l’Empereur désirait, disait-il, faire quelque chose qui fût, avec éclat, agréable au pays, la circonstance lui parut favorable, et il la saisit avec toute la grâce imaginable. La jeune personne (c’était madame de Mégrigny) appartenait aux premières familles de la province, mais était tout à fait ruinée par l’émigration. À peine était-elle de retour au logis misérable de ses parents, qu’un page y entrait avec fracas, apportant le décret de l’Empereur qui leur rendait trente mille francs de rente ou plus. On juge du bruit et de l’effet d’un tel évènement. Toutefois, comme rien n’était plus charmant, plus complètement joli, disait l’Empereur, que la jeune solliciteuse, on voulait que ses attraits eussent été pour quelque chose dans sa galanterie, bien qu’il eût quitté la ville quelques heures après, et qu’il n’y eût plus songé ; c’était égal. On sait comme se font les histoires, et, comme elle était femme d’un de ses écuyers, qu’elle vint conséquemment à la cour, on avait mêlé tout cela comme de coutume ; si bien que, nommée depuis sous-gouvernante du roi de Rome, le choix scandalisa un moment la sévère madame de Montesquiou, qui craignait, disait l’Empereur, de n’y voir qu’un arrangement.

L’Empereur dit qu’il renouvela à Turin la galanterie gracieuse de Troyes dans la personne de madame de Lascaris ; et, dans les deux endroits, du reste, il croit avoir eu à se louer de sa libéralité, et en avoir recueilli le fruit. Les deux familles se sont montrées attachées et reconnaissantes.

Il se demandait à ce sujet quels auront pu être les sentiments du Piémont à son égard. Il avait une affection particulière, disait-il, pour cette province. M. de Saint-Marsan, qu’il croyait lui avoir été fidèle jusqu’à la fin, l’avait assuré, au moment de nos désastres, disait-il, que ce pays se montrerait une des meilleures provinces.

« Au fait, continuait l’Empereur, les Piémontais n’aimaient point à être un petit État. Leur roi était un vrai seigneur féodal qu’il fallait courtiser ou craindre. Il avait plus de pouvoir, plus d’autorité que moi, qui, empereur des Français, n’étais qu’un magistrat suprême, faisant marcher les lois, et ne pouvant en dispenser. Aurais-je pu empêcher un courtisan d’être poursuivi pour ses dettes ? aurais-je pu arrêter l’action des lois sur qui que ce fût ? etc., etc. »

Dans la conversation du dîner, l’Empereur demandait si on avait calculé la quantité d’eau fluviale qui entrait dans la Méditerranée et dans la mer Noire, ce qui l’a conduit à désirer qu’on calculât la quan-