Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/416

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dans tout Paris, le plus grand des scandales, disait-on. Le bon ton fut de lui rendre visite, et il y eut à sa porte une file de voitures. La police vint m’en faire part. Tant mieux, dis-je ; vous ne lui avez point fait de mal ? elle n’est point au cachot ? – Non, Sire, elle a plusieurs pièces, elle tient salon. – Eh bien ! laissez crier ; tant mieux si l’on prend ceci pour un acte de tyrannie, ce sera un coup de diapason pour un grand nombre ; très peu leur montrera que je pourrais faire beaucoup, etc. » Il nous a cité aussi un autre célèbre modiste, qu’il disait être le plus insolent personnage qu’il eût jamais rencontré dans toute sa carrière. « Lui ayant adressé la parole, disait Napoléon, un jour que j’examinais un trousseau de famille fourni par lui, il avait osé m’entreprendre, moi, à qui, certes, on ne mangeait pas dans la main ; il fit ce que personne en France n’eût osé tenter : il se mit à me démontrer fort abondamment que je ne donnais pas assez à l’impératrice Joséphine, qu’il devenait impossible de l’habiller à ce prix. Je l’arrêtai, au milieu de son impertinente éloquence d’un seul regard : il en demeura comme terrassé. »

Après dîner, l’Empereur était à peine rentré dans sa chambre, qu’il m’a fait demander, bien qu’il fût déjà dans son lit, et il m’a retenu fort tard, continuant très gaiement la conversation du dîner, et passant de là à beaucoup d’autres objets. Il se trouvait infiniment mieux et avait babillé, disait-il, avec plaisir. Pour nous, il nous avait, au fait, donné une soirée charmante. Néanmoins il toussait beaucoup, c’était même ce qui avait interrompu notre veillée, en le forçant de se lever de table. « J’aurai pris trop de tabac sans y songer, m’a-t-il dit : je suis une bête d’habitude, la conversation m’aura distrait ; vous devriez, mon cher, dans pareil cas, m’ôter ma tabatière : c’est ainsi qu’on sert ceux qu’on aime, etc., etc. »


Guerre sur les grandes routes – Dumouriez plus audacieux que Napoléon – Détails sur la princesse Charlotte de Galles, le prince Léopold de Saxe-Cobourg, etc..


Dimanche 10.

Depuis quelques jours, l’Empereur, dans ses lectures, s’occupe de guerre, de fortifications, d’artillerie, etc. Il a parcouru Vauban, le Dictionnaire de Gassendi, quelques campagnes de la révolution, et la tactique de Guibert, qui l’attache fort. En revenant, à ce sujet, sur des généraux déjà cités plusieurs fois ailleurs : « Ils ne savaient, disait-il, faire la guerre que sur les grandes routes et à la portée du canon, lorsque leur champ de bataille eût dû embrasser la totalité du pays. »

À dîner il a parlé de la campagne de Dumouriez en Champagne, qu’il venait de lire. Il faisait peu de cas du duc de Brunswick, qui, avec un projet offensif, n’avait fait, disait-il, que dix-huit lieues en quarante jours. Mais, d’un autre côté, il blâmait fort Dumouriez, dont il avait trouvé la position trop audacieuse. « Et de ma part on doit prendre cela