Aller au contenu

Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/432

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À Fontainebleau, la crise accomplie et Napoléon engagé dans une conversation profonde, se présente à lui ce compagnon favori pour demander la permission de se rendre à Paris seulement quelques instants, afin d’y arranger, dit-il, à la hâte, quelques affaires, et revenir aussitôt auprès de l’Empereur pour ne le quitter jamais. Mais Napoléon savait lire dans les âmes, et le partant n’était pas encore hors de la chambre, qu’interrompant brusquement son sujet, l’Empereur dit à celui avec lequel il s’entretenait (le duc de Bassano) : « Vous voyez bien cet homme qui sort, eh bien ! il court se salir ; et quoi qu’il m’ait dit, il ne reparaîtra pas ici. » En effet, le déserteur courait aux rayons d’un soleil nouveau. À peine en eut-il ressenti la chaleur, qu’il renia son bienfaiteur, son ami, son maître !… On l’a entendu, parlant de lui, l’appeler cet homme !  !  ! Et toutefois Napoléon condescendait tellement aux faiblesses humaines, était si fort au-dessus de tout ressentiment, si peu rancunier, qu’à son retour il témoigna du regret de ne pas voir l’ingrat, ajoutant en riant : « Le vilain, il aura eu peur de moi, et il a eu tort ; je ne lui aurais infligé d’autre punition que de se montrer à moi sous ses nouveaux costumes de garde du corps de Louis XVIII : on assure qu’il y est bien plus laid qu’à l’ordinaire. »

Mais c’est dans le Manuscrit de 1814, du baron Fain, qu’il faut lire et pressentir de si tristes et si douloureux détails. On y apprendra… mais plutôt non, on n’y apprendra rien… Les hommes, dans de telles circonstances, sont toujours les mêmes dans tous les pays, dans tous les temps, chez toutes les nations… Et qu’ils ne viennent pas nous dire ici que le bien-être de la patrie, son salut, ses intérêts dictèrent leur conduite. La patrie, pour eux, fut dans le maintien de leurs honneurs, la garantie de leurs richesses, la jouissance paisible de tous les biens acquis.

Je le répète, l’histoire fera justice, je dis l’histoire, et non pas nous, car la masse de la société, celle des contemporains, n’a pas su mériter même ce triste honneur ; où a-t-on vu notre indignation ? où se sont montrés nos dégoûts authentiques, solennels ?…

Toutefois, honneur à ces vieilles bandes dont les larmes amères garantirent la douleur profonde ! Honneur à ces innombrables officiers subalternes, qui n’eussent attendu qu’un mot pour répandre tout leur sang ! Honneur à ces populations des campagnes qui, dans leur misère affreuse, accouraient sur les routes pour porter à nos soldats leur dernier morceau de pain, dont elles se privaient pour les aider à sauver la