Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/467

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avait étendu de beaucoup la faveur. Apparemment qu’on avait instruit Napoléon que l’amputation était absolument indispensable, et que ce malheureux officier s’y refusait tout à fait ; car, arrivé à lui, il dit : « Comment pouvez-vous vous refuser à une opération qui doit vous conserver la vie ? Ce ne saurait être la crainte qui vous arrête ; vous vous êtes exposé si souvent dans les batailles ! Serait-ce le mépris de la vie ? Mais comment votre cœur ne vous dit-il pas qu’avec une jambe de moins on peut encore être utile à la patrie, rendre de grands services à son pays ? » L’officier gardait le silence ; sa figure, sa contenance étaient calmes, douces, mais négatives ; et l’Empereur, attristé, avait déjà passé plusieurs personnes, quand l’officier, semblant avoir recueilli ses forces et pris une résolution soudaine, s’avança vers l’Empereur et lui dit : « Sire, si Votre Majesté m’en donne l’ordre, j’y vais en sortant d’ici. » À quoi l’Empereur répliqua : « Mon cher, mon autorité ne s’étend pas jusque-là ; c’est la persuasion dont j’aurais souhaité vous pénétrer ; mais de commandement, le ciel m’en préserve ! » Et je crois me rappeler que le bruit fut alors que le malheureux officier, en sortant, avait été se soumettre à l’opération fatale.

– Au retour de l’île d’Elbe, l’Empereur étant entré le soir fort tard aux Tuileries, son premier lever, le lendemain, fut, comme on suppose, des plus nombreux. Quand la porte s’ouvrit, à son apparition devant nous, il me serait difficile de rendre le vague de mes idées et la nature de mes sensations. Il apparaissait là comme de coutume, comme s’il n’y avait pas eu d’intervalle ; il me semblait le même que si je l’avais vu la veille : la même figure, le même costume, la même attitude, les mêmes manières. Je me sentais vivement remué, et je crois que chacun partageait les mêmes sensations. Toutefois, à sa vue, le sentiment l’emportant sur le respect, on se précipita vers lui ; lui-même se montrait visiblement ému, et il embrassa plusieurs des plus distingués. Puis commença, comme de coutume, sa tournée ordinaire ; sa voix était douce, sa figure satisfaite, ses manières affectueuses, il parlait successivement avec bienveillance à chacun. « Ah ! monsieur le major général de l’armée blanche, » dit-il à deux pas de moi à quelqu’un avec un mélange visible de plaisanterie et d’affection. Plusieurs des assistants n’étaient pas sans quelque embarras par les divers grands évènements qui s’étaient passés ; pour Napoléon, il semblait n’en vouloir connaître aucun : il n’oubliait pas qu’il avait dégagé chacun à Fontainebleau.

Les traits suivants prouvent la justesse de son raisonnement et le sang--