Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/511

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comme devant avoir, par mon ancienne émigration, plus de connaissance des Anglais. Je demandai si on y avait entendu parler de nos passe-ports pour l’Amérique ; on ignorait cette circonstance. Je peignis notre véritable situation, les offres faites à l’Empereur, ses refus et son intention inébranlable. Je posai la supposition de notre départ sur un neutre ; le capitaine anglais avait ordre de le saisir. Je parlai de la sortie des frégates sous pavillon parlementaire ; il avait ordre de les combattre. Je lui représentai toute l’étendue des maux dont il pouvait être la cause, s’il forçait l’Empereur de redescendre à terre : il m’assura ne pouvoir rien prendre sur lui à cet égard ; mais qu’il allait s’adresser immédiatement à son amiral, et me ferait une réponse sous deux jours.

« En attendant, de notre côté, nous avions épuisé, pour notre sortie, tout ce que l’imagination pouvait fournir. On avait été jusqu’à la proposition désespérée de traverser l’Océan sur deux frêles chasse-marées. De jeunes aspirants, pleins d’ardeur et d’enthousiasme, étaient venus s’offrir pour en composer les équipages. L’Empereur accepta ; mais, au moment de partir, il fallut bien y renoncer : entre autres difficultés, ils déclarèrent qu’on serait obligé de relâcher sur les côtes d’Espagne et de Portugal, pour faire de l’eau.

« Cependant la tempête morale allait toujours croissant autour de nous ; elle s’approchait sans cesse ; les sollicitations se multipliaient auprès de l’Empereur. Des généraux venaient en personne le supplier de se mettre à leur tête. L’Empereur demeurait inébranlable. « Non, répondit-il toujours, le mal est à présent sans remède. Je ne puis plus rien aujourd’hui pour la patrie. Une guerre civile serait désormais sans objet, sans résultat pour elle. Elle ne pourrait être utile qu’à moi, à qui elle obtiendrait quelques termes sans doute ; mais je l’achèterais par la perte infaillible de ce que la France a de plus généreux. Je le dédaigne. »

« C’était ce même sentiment qui, lors de son abdication, rendue si nécessaire par la perfidie, l’empêcha de se réserver la Corse, où aucune croisière ennemie n’eût pu l’empêcher d’arriver. Mais il ne voulut pas qu’on pût dire que, dans le naufrage du peuple français, qu’il ne prévoyait que trop, lui seul avait su se créer un asile, en se retirant chez lui.

« Ne voyant pas venir de réponse, je retournai à bord du vaisseau anglais. Le capitaine n’avait pas encore eu de nouvelles de son amiral ; mais il me dit cette fois qu’il avait autorité de son gouvernement de