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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/531

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difficulté ; alors, allongeant la main au-dessus de sa tête, sans prononcer une parole, il la saisit, brisa le cachet, et la rendit immédiatement sans avoir aperçu la figure de celui qui la lui avait présentée.

Autre prix à mes yeux : cette lettre portait la signature pleine et entière de l’Empereur, et je savais combien il y répugnait dans ces circonstances nouvelles ; c’était la première, je crois, qu’il ait donnée dans l’île, et il est aisé de voir à l’original que ce n’est pas sans hésitation, et qu’il a dû lui en coûter ; car il se contente d’abord d’écrire de sa main la simple date : Longwood, le 11 décembre 1816, terminant avec son paraphe accoutumé ; puis on voit qu’il se ravise, ne jugeant pas la chose suffisante, et ajoute plus loin : Votre dévoué, Napoléon, renouvelant son paraphe. Le tout porte les traces évidentes d’une grande contrariété[1].

Mais la plus grande satisfaction intérieure que me procura cette lettre de l’Empereur fut la joie de l’avoir deviné dans ce que j’avais à faire. « Je vous engage et au besoin vous ordonne de quitter cette île, » me disait-il ; or l’on a vu qu’au secret, isolé de tous, n’ayant d’autre conseil que moi-même, c’était précisément le parti que j’avais pris dès les premiers jours de ma réclusion. Je ne saurais plus être aujourd’hui, m’étais-je dit, d’une grande consolation pour l’Empereur ; mais peut-être qu’à présent je pourrai lui être utile au loin ; j’irai en Angleterre, j’aborderai les ministres ; je ne saurais leur être suspect de préméditation ; j’ai été enlevé comme de mort subite : tout ce que je leur dirai ne viendra évidemment que de moi et de mon cœur. Je leur peindrai la vérité, ils seront touchés des maux que je leur ferai connaître, ils amélioreront le sort de l’illustre proscrit, et je viendrai porter moi-même à ses pieds les consolations que mon seul zèle aura conquises.

Je renouvelai donc avec instance mes prières et mes sommations. Ce qui m’y portait encore davantage en ce moment était une nouvelle crise de mon fils, qui l’avait laissé près d’une demi-heure sans connaissance et sans autre secours que mes soins et mon inexpérience. Qu’on juge de mon état et de ma douleur, je n’étais guère moi-même en meilleure situation. J’écrivis au gouverneur : « Vous me mettez au désespoir ; de quelle responsabilité vous vous chargez dans mon cœur ! Vous êtes père, puissent un jour de semblables alarmes ne pas trop

  1. Cette lettre est écrite par un des gens de l’Empereur ; mais lui-même en a marqué, de sa propre main, la ponctuation ; et je ferai observer, en passant, à l’appui de la singularité que j’ai fait remarquer beaucoup plus haut, que lui, qui quand il écrivait ne mettait pas un mot d’orthographe, se trouve en avoir corrigé ici de légères imperfections.