Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/551

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Napoléon venait d’être installé à Longwood, le jour où je lui appris la mort de Murat. Il m’écouta avec calme, et me demanda s’il était mort sur le champ de bataille. J’hésitai d’abord à lui dire qu’il avait été exécuté comme un criminel. Ayant répété sa question, je lui appris qu’il avait été fusillé. Sa contenance n’en fut point changée. Je lui fis part de la mort de Ney. « C’était un brave, dit-il, nul ne l’était davantage ; mais c’était un fou[1]. La proclamation des Bourbons, qu’il a dit tenir de moi, a été rédigée par lui, et je n’en ai entendu parler que lorsqu’elle eut été lue aux soldats. Ce qui est vrai, c’est que je lui avais adressé l’ordre de m’obéir. Que pouvait-il faire contre ses troupes qui l’abandonnaient ? »

19 avril. — Le temps est mauvais et très-sombre depuis quelques jours ; Napoléon est triste.

« Dans cette isola maladetta, s’écriait-il, je n’aperçois ni soleil ni lune durant une grande partie de l’année. Nous n’avons que des pluies et des brouillards. Je crois ce lieu plus affreux que Capri. — Connaissez-vous Capri ? » Il répondit affirmativement. « Là, du moins, on peut recevoir en quelques heures les choses du continent qui sont nécessaires à l’existence. »

Napoléon a reçu le capitaine Hamilton de la frégate la Havane. — Il lui a dit que, lorsqu’il était arrivé dans l’île, on lui avait demandé ce qu’il désirait obtenir, et qu’il répondait aujourd’hui, en toute connaissance des lieux et des hommes : « Le bourreau ou la liberté. » Il lui disait, avec une douloureuse vivacité, que les ministres anglais s’étaient conduits, relativement à lui, avec un manque de probité qu’on ne peut reprocher ni aux brigands ni aux sauvages.

Le colonel sir Wilks et sa fille, qui vont en Angleterre sur la frégate la Havane, se sont présentés à Longwood, chez Napoléon. Il les a reçus parfaitement, et a paru trouver un vif plaisir dans la conversation qu’il a eue avec ces passagers, qui paraissent fort de son goût. Cette conversation a été très-prolongée. Miss Wilks était une jeune personne accomplie et très-élégante. Napoléon a été charmé de ses manières et de son esprit, et lui a dit, avec des paroles qu’elle ne pourra jamais oublier, « qu’elle était au-dessus de tout ce qu’on lui avait dit de flatteur sur son compte. »

Le temps est constamment sombre ou tourmenté. Napoléon, il

  1. Il y a quelques grandes fautes dans la vie de Ney : sa conduite à Fontainebleau, en 1814 ; à Compiègne, lors du retour de Louis XVIII ; sa funeste désobéissance à Waterloo ; sa conduite à la chambre des pairs de Napoléon, après celle bataille ; ses réponses au loyal et énergique Labédoyère.