Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/608

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sonne, j’eusse encouru l’indignation de la France. » Je demandai à Napoléon s’il était exact que Talleyrand lui eût conseillé de détrôner le roi d’Espagne. Le duc de Rovigo m’a dit, ajoutai-je, que Talleyrand vous avait tenu ce langage : « Sire, vous ne serez jamais en sûreté sur le trône de France tant qu’un Bourbon en occupera un autre. — Je ne me le rappelle pas, me dit-il ; ce dont je me souviens, c’est qu’il m’a sans cesse conseillé de nuire aux Bourbons. »

Napoléon m’a fait voir les traces de deux blessures. Il a reçu l’une pendant sa première campagne d’Italie ; elle faillit nécessiter l’amputation : elle a laissé une cicatrice profonde au-dessus du genou gauche ; l’autre était sur l’orteil, il l’avait reçue à Eckmühl ; son usage, me dit-il, était, lorsqu’il était blessé, de le tenir secret, afin de ne pas effrayer les soldats. « Au siége d’Acre, une bombe vint tomber à mes pieds. Deux soldats, qui étaient à mes côtés, me saisirent et m’embrassèrent étroitement, l’un par devant et l’autre de côté, et me firent ainsi un rempart de leur corps contre les effets de la bombe, qui, en faisant explosion, les couvrit de poussière. Nous tombâmes tous trois dans le trou formé par son éclat : un des deux fut blessé. Je les fis officiers. L’un a depuis perdu une jambe à Moscou, et commandait à Vincennes lorsque je quittai Paris[1]. Lorsque, en 1814, les Russes le sommèrent de rendre la place, il répondit qu’il ne leur rendrait la forteresse que lorsqu’ils lui rapporteraient la jambe qu’il avait perdue à Moscou. J’ai dû plusieurs fois la conservation de ma vie à des soldats et des officiers qui se précipitaient au-devant de moi. Lorsque je m’élançai sur Arcole, le colonel Muiron, mon aide de camp, se jeta devant moi, me couvrit de son corps, et reçut le coup qui m’était destiné. Il tomba mort à mes pieds, et son sang me jaillit au visage : il avait donné sa vie pour sauver la mienne. Les soldats étaient admirables pour moi. Dans mes revers ils n’élevèrent jamais la voix contre moi. Aucun général n’a été servi plus fidèlement ; mes soldats versaient leur dernière goutte de sang au cri de : Vive l’Empereur ! »

J’ai dîné à Plantation-House, la société a été égayée par le marquis de Montchenu qui nous a fait connaître quelques circonstances liées, dit-il, à sa grande naissance. Le marquis est bien bouffon pour un ambassadeur.

17. — Sir Hudson Lowe a fait diminuer l’approvisionnement de

  1. Le lieutenant général Daumesnil.