Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/611

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il ne se souciait pas que sa lettre passât par les mains du gouverneur. Si Las Cases m’eût consulté, je l’aurais détourné de ce dessein, non que je désapprouve ses efforts pour faire connaître notre situation ; mais il fallait agir moins légèrement. Mais comment Las Cases, avec tout son esprit, a-t-il pu choisir, pour agent secret, un esclave qui ne sait ni lire ni écrire, et penser à l’envoyer passer six mois en Angleterre, où il n’a jamais été, et où il n’aurait certainement pas bien rempli sa mission ? Je ne puis encore expliquer tout cela.

« Las Cases a chez lui mes campagnes en Italie, et toute la correspondance officielle entre l’amiral, le gouverneur et Longwood ; et l’on m’assure qu’il écrit un journal retraçant quelques-uns de nos entretiens. »

L’Empereur m’a demandé au bain des nouvelles de Las Cases. « Las Cases est le seul, parmi les Français, qui sache parler anglais, ou le seul qui l’explique à ma satisfaction. Je ne puis pas encore lire un journal anglais. Madame Bertrand comprend parfaitement cette langue ; mais vous savez qu’on ne peut pas toujours importuner une dame. « Las Cases m’était très-nécessaire. Priez l’amiral de s’intéresser à lui, qui, j’en suis convaincu, n’en a pas dit autant que Montholon en avait dit dans sa lettre. Il succombera sous le poids de tant d’afflictions, car il est d’une constitution faible, et cela terminerait un peu plus tôt l’existence de son malheureux fils[1]. »

Il a parlé avec intérêt de Joséphine ; ses expressions étaient remarquables par leur sensibilité et leur grâce. J’en rapporterai quelques-unes. « Les impressions du plaisir et de la douleur produisent de fortes émotions dans l’âme de ces créoles si sensibles. Joséphine était sujette aux attaques de nerfs lorsqu’elle éprouvait un chagrin. C’était une femme aimable, spirituelle, affable, et vraiment charmante. Era la

  1. La santé de M. de Las Cases pére s’est raffermie ; il a même assiste depuis dix ans à tous les travaux de la Chambre des députés ; celle de son fils Emmanuel, membre également de la Chambre des députés, s’est fortifiée. Hudson Lowe vint à Paris quelques années aprés la mort de l’Empereur, en 1827 ou 1828. Peu de jours aprés il alla prendre un logement dans un hôtel de Passy. Le cœur ulcéré par la publication du Mémorial, et par la punition que M. Emmanuel de Las Cases lui avait récemment infligée à Londres en plein public (en lui appliquant une paire de soufflets), il parait avoir, vers cette époque, songé à se venger par un lâche attentat. En effet, à peu de distance de là, deux ou trois domestiques anglais attendirent vers le soir, dans un chemin de ronde, M. Emmanuel de Las Cases qui revenait de chez son père à Passy où il avait diné. M. Emmanuel, surpris, ne put éviter les premiers coups de stylet, mais les plus dangereux s’amortirent sur un portefeuille qui se trouvait dans la poche même de son habit à la place du cœur. Aux premiers cris de la victime, ces trois misérables disparurent : M. de Las Cases revint chez son père. Le fait était publié le lendemain par tous les journaux de Paris, et la coïncidence entre la présence d’Hudson Lowe à Passy et cet attentat était signalée par tous. C’est alors que la police s’empressa de faire quelques recherches. Les découvertes furent tout de suite très-graves, et on engagea Hudson Lowe à quitter Paris sans délai. Il s’éloigna aussitôt. Quel spectacle eût pu présenter Paris, si les mêmes faits circonstanciés fussent parvenus aux magistrats ! On eût vu une cour royale envoyer à l’échafaud le vil bourreau de Sainte-Héléne !