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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/68

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n’y a guère plus de cent lieues de distance. Il suffisait donc de quelques jours pour accomplir cette jonction. Une autre armée anglaise de quinze mille hommes, réunie en Sicile, devait débarquer à Naples, faire soulever l’Italie méridionale, et aider ainsi aux opérations de l’armée autrichienne dans la Lombardie.

À l’aide de toutes ces attaques des armées et des nations étrangères ; des machinations peut-être plus terribles encore se tramaient dans l’intérieur de la France. Il est reconnu maintenant que le conventionnel Fouché, réunissant alors les ministères de l’intérieur et de la police, servait depuis longtemps la famille des Bourbons. Chaque semaine il lui livrait le bulletin secret destiné à Napoléon seul. « On prétend aussi que Fouché voulait se saisir du pouvoir lors des nouvelles de la bataille d’Essling et de la rupture des ponts du Danube. » D’autres disent « qu’en cette circonstance[1] la couronne impériale devait être déférée à Bernadotte[2]. » Il est plus aisé de pressentir que de connaître exactement les intrigues auxquelles put se livrer ce ministre (Fouché), investi d’un si grand pouvoir et ayant des relations si étendues. D’un autre côté, l’Angleterre n’avait cessé d’entretenir des correspondances dans la Vendée ; et quoique ce pays fût ramené par une administration douce et éclairée, les agents de l’étranger y trouvaient toujours quelques accès. Déjà, pendant la campagne de 1807, on avait tenté de le faire soulever de nouveau : « On voulait, dans la supposition où Napoléon viendrait à être défait dans une grande bataille, prendre les armes et recevoir le duc de Berri… Dix mille conscrits réfractaires étaient prêts à se sou-

  1. Montvéran, t. V ; Galerie historique, t. II et IV, etc.
  2. Ceci me rappelle une circonstance personnelle qui présente un singulier rapprochement avec ce que rapporte cet ouvrage de Montvéran.
        Lors de l’attaque sur Anvers, ayant demandé à m’y rendre comme volontaire, le duc de Feltre, ministre de la guerre, avec lequel je me trouvais fort lié, me destina à l’état-major général du prince de Ponte-Corvo (Bernadotte). Ce ministre me dit, en m’expédiant, qu’il allait me charger pour son beau-frère, chef de l’état-major du prince, d’un message verbal qu’il n’eût pas voulu confier au papier, me priant d’en bien retenir les expressions. Elles étaient celles-ci : « Nous avons des raisons de croire à d’étranges menées de la part de Bernadotte, à une ambition tout à fait extravagante. Ainsi point de démarches, point de signatures qui pussent vous compromettre : veillez aux pièges. » Ces paroles, sans explications ni commentaires, et avec l’état politique des choses telles qu’elles me paraissaient alors à moi, portion du vulgaire, me semblèrent du véritable grec. Je les rendis comme je les avais reçues, sans m’en inquiéter autrement.
        En addition à cette anecdote ; en voici une autre qui m’a été contée, depuis la première publication du Mémorial, par quelqu’un qui prétendait la garantir. Elle est bien propre à corroborer l’opinion émise au texte ci-dessus, touchant les machinations intérieures ourdies de longue main.
        Immédiatement après la bataille d’Essling, m’a-t-on dit, un émissaire arriva du champ de bataille à Fouché pour lui faire connaître l’état désespéré des affaires, qu’on pensait pouvoir être très favorable à certains projets. Cet émissaire était chargé de prendre ses avis, et de savoir ce qu’on pouvait attendre du dedans. À quoi Fouché répondit dans un état de véritable indignation : « Mais comment venir nous demander quelque chose, quand vous auriez déjà dû avoir tout accompli à vous seuls ? Mais vous n’êtes là-bas que des poules mouillées qui n’y entendez rien : on vous le fourre dans un sac, on le noie dans le Danube, et puis tout s’arrange facilement et partout. »