Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/826

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quelques moments et me dit : « Je me suis toujours fait la barbe moi-même, jamais personne ne m’a mis la main sur le visage. Aujourd’hui que je suis sans force, il faut bien que je me résigne, que je me soumette à une chose à laquelle ma nature s’est toujours refusée. Mais non, docteur, ajouta-t-il en se tournant vers moi, il ne sera pas dit que je me serai ainsi laissé toucher ; ce n’est qu’à vous que je permettrai de me faire la barbe. » Je n’avais jamais fait que la mienne, je me retranchai sur mon inexpérience, et fis tous mes efforts pour que l’Empereur eut recours à une main plus exercée. « A la bonne heure ; il en sera ce qu’il vous plaira ; mais, aucun autre que vous ne se vantera jamais de m’avoir porté les mains sur la figure. Au reste je verrai. »

7. — L’Empereur a passé la nuit dans une agitation continuelle. Il se lève, se rase, fait sa toilette. « Eh bien ! docteur, ce n’est pas encore cette fois ? — Je vous le disais, Sire ; votre heure n’est pas venue. » J’approchai son fauteuil ; il s’assit, demanda les journaux, et les parcourait avec complaisance lorsqu’il rencontra je ne sais quelle anecdote offensante pour deux de ses généraux, qu’on disait avoir recueillie de la bouche de l’un de nous. Son front devint sévère, son œil prit du feu. « C’est vous, monsieur, qui répandez de telles infamies ! c’est sous mon nom que vous les débitez ! Qui vous pousse, qui vous excite ? que vous proposez-vous ? Est-ce pour me faire tenir école de diffamation que vous vous êtes attaché à mes pas ? Quoi ! mes amis, les miens, ceux qui ont couru ma fortune, c’est moi qui les flétris ! moi qui les déshonore ! Que tardez-vous ? qui vous arrête ? Courez en Europe ; vous y ferez des lettres du Cap, de la Méditerranée, que sais-je, moi ? on n’est jamais embarrassé en fait de libelle. L’émigration battra des mains, je ne serai pas là pour vous démentir ; vous jouirez de vos mensonges. Allez. » Il se retira. Napoléon reprit : « Sans doute il y a eu des fautes ; mais qui n’en fait pas ? Le citoyen, dans sa vie facile, a ses moments de faiblesse et de force ; et l’on veut que des hommes qui ont vieilli au milieu des hasards de la guerre, qui ont été constamment aux prises avec tous les genres de difficultés, n’aient jamais été au-dessous d’eux-mêmes, aient toujours touché juste au but ! »

9. — L’Empereur a passé une assez bonne nuit.

10. — Rien de bien particulier. Il croit cependant éprouver du mieux. « La crise est passée ; me voilà retombé dans l’état où je languis depuis huit mois, beaucoup de faiblesse, point d’appétit et puis… » Il porta la main sur l’hypocondre droit : « C’est là, c’est le foie, docteur. A quelle latitude on m’a livré ! » Il laissa tomber sa tête et resta immobile jusqu’au