Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/909

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elle était demeurée oisive et sans voix ; mais ce jour, sur notre passage, elle éclatait et promettait encore au pays, entre les mains de ce soldat en sabots, qu’elle éclaterait plus fort au jour de l’attaque et de la défense. Puis c’était un pêle-mêle de femmes, d’enfants, de vieillards ; les femmes se signaient, en faisant tourner sur leurs mains rougies par le froid, les grains luisants de leurs chapelets ; les vieillards tombaient à deux genoux sur la terre glacée et priaient en se souvenant : ils avaient combattu sous lui. Les enfants restaient un instant ébahis, ouvrant leurs grands yeux, où l’âme, à cet âge, se peint encore ; puis, prenant leur course, ils remontaient avec nous la Seine : ils espéraient voir l’ombre du héros avec les merveilles duquel on avait bercé leur enfance ; puis c’étaient des cris, des acclamations, hommages derniers à la mémoire de l’Empereur.

« Mais nous étions arrivés au Val-de-Lahaye. La Normandie ne pouvant remonter plus haut la Seine, un nouveau transbordement devenait nécessaire. Dix bateaux à vapeur nous attendaient. Pendant la nuit eut lieu le transbordement, sous la direction du prince. La Dorade, n° 3, après qu’on l’eut au préalable dépouillée de ses draperies et de ses guirlandes, oripeaux de mauvais goût, dont on l’avait affublée, devint le bateau catafalque. « Mais quelle sera sa décoration ? avait demandé l’administrateur chargé de ses détails. — Le bateau sera peint en noir, dit le prince ; à l’avant, reposera le cercueil, couvert du poêle funèbre rapporté de Sainte-Hélène ; Messieurs de la mission aux cornières ; l’encens fumera ; à la tête s’élevera la croix ; le prêtre se tiendra devant l’autel ; mon état-major et moi derrière ; les matelots seront en armes, ! et le canon tiré à l’arrière annoncera le bateau portant les dépouilles mortelles de l’Empereur. »

« Le lendemain, dès cinq heures du matin, les rives étaient garnies de spectateurs empressés, attendant l’heure du départ. Bientôt un nuage de noire fumée nous enveloppa comme d’un crêpe ; le paysage sembla se mouvoir et courir ; nous étions en marche pour Rouen, et peu j d’heures après, au milieu de son immense population, nous faisions i notre entrée dans l’ordre suivant :

« En tête, la Parisienne, ayant à son bord les inspecteurs de la navigation ;

« Le Zampa, avec la musique du prince ;

« La Dorade n°3, portant le cercueil ;

« Les trois bateaux appelés Étoiles, montés par les marins de la Belle-Poule et de la Favorite ;