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PIERRE LASSERRE

Les Juifs, écrit Nietzsche, peuple « né pour l’esclavage », comme le disent Tacite et tout le monde antique, « peuple choisi parmi les peuples », comme ils le disent et le croient eux-mêmes, les Juifs ont réalisé cette merveille du renversement des valeurs, grâce à laquelle la vie sur terre, pour quelques milliers d’années, a pris un attrait nouveau et dangereux : leurs prophètes ont fondu ensemble les termes « riche », « impie », « méchant », « violent », « sensuel », pour frapper pour la première fois le mot « monde » à l’effigie de la honte. C’est dans ce renversement des valeurs (dont fait partie l’idée d’employer le mot « pauvre » comme synonyme de « saint » et d’ « ami ») que réside l’importance du peuple juif : avec lui commence l’insurrection des esclaves dans la morale. (Ibid., p. 113)


On le voit : si Nietzsche se montre épris, jusqu’à un étrange degré de passion qui est son génie même, de toutes les belles formes d’ordonnance sociale, politique ou esthétique que l’histoire nous présente et que les esclaves ont minées, si ces magnifiques réussites lui apparaissent comme le but de la terre, il ne s'ensuit nullement qu’il juge la morale servile sommairement, en grand seigneur, par l'inintelligence hautaine et le dédain. Il dirait presque qu’elle est, des deux, de beaucoup la plus intéressante, la plus tentante pour le psychologue, la plus complexé, la plus riche en nuances.