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LA MORALE DE NIETZSCHE

Assurément elle est la plus « intérieure » et la plus intellectuelle ; car, au contraire de la morale aristocratique qui recherche le grand jour, modèle l’homme tout entier, se réalise en œuvres brillantes et en gestes harmonieux, celle des esclaves naît et grandit dans le secret des âmes. C’est là qu’elle opère. Son action est invisible. Ses voies sont sombres et souterraines ou, si l’on préfère, spirituelles.

C’est une observation presque banale que rien ne développe chez un homme une intensité plus passionnée de réflexion et de critique, ni de plus obscures puissances de rêverie, que de porter dans une condition servile un orgueil et des prétentions de maître. La souffrance qu’il en éprouve ne peut trouver d’adoucissement que s’il parvient à se représenter son humiliation comme un scandale. Or, ce résultat suppose un travail mental qui n’est pas chose simple. Car, en dehors du fait matériel et des signes extérieurs de la dépendance, dont on pourrait se consoler facilement, il y a la supériorité psychologique que le moins intelligent des maîtres garde pour les mœurs, pour le discernement rapide et sûr de tout ce qui y touche, sur le mieux doué des hommes marqués pour servir. Celui-ci peut l’emporter par tel ou tel talent