Page:Launay, Dallet - La Corée et les missionnaires, 1901.pdf/86

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l’avale et le digère à son tour. Une troisième la suit ; bref : cinq, vingt, cinquante cigognes viennent successivement s’enfiler dans ma ligne. Toutes y auraient passé jusqu’à la dernière ; mais, ne pouvant plus tenir à un si étrange spectacle, je partis d’un éclat de rire, et je remuai. Soudain, l’escadron effrayé prend son vol, et, comme j’étais lié par les reins, je suis emporté avec lui dans les airs. Plus nous allions et plus les cigognes s’effarouchaient. Il ne m’agréait que tout juste de voler ainsi, suspendu à des distances énormes au-dessus de la terre, traîné à droite, à gauche, plus haut, plus bas, à travers des zigzags interminables ; mais je n’avais pas à choisir, et je me cramponnais le mieux possible à ma corde, lorsque enfin, lasses de me voiturer ainsi, les cigognes allèrent s’abattre dans une vaste plaine déserte. Je n’eus rien de plus pressé que de les délivrer en me délivrant moi-même. Je revivais ; mais étais-je en Corée ? ou m’avaient-elles transporté aux derniers confins du monde ? C’est ce qu’il m’était impossible de savoir. De plus, parti inopinément pour un voyage si long, je n’avais pu faire aucune provision, et, à peine redescendu en ce bas monde, je me sentis dévoré d’une faim canine ; mais la solitude m’environnait de toutes parts. Pestant contre moi-même et contre les cigognes, je me dirigeai machinalement vers un énorme roc qui dominait toute la plaine et dont la cime semblait toucher les cieux. J’arrivai tout auprès, et, à mon grand étonnement, ce que j’avais pris pour un roc ne fut plus qu’une statue colossale dont la tête s’élevait à perte de vue. Chose plus admirable encore, un grand poirier chargé de fruits magnifiques avait pris racine et s’élevait majestueusement sur la tête du colosse. La vue seule de ces fruits faisait découler dans mon estomac je ne sais quelle douce liqueur qui paraissait me faire grand bien et excitait d’autant plus mon appétit : mais comment les cueillir ? comment atteindre à cette hauteur démesurée ? La nécessité fut, dit-on, la mère de l’industrie. La plaine était couverte de roseaux. La pensée me vint d’en couper une grande quantité ; puis, les enfilant les uns au bout des autres, je fabriquai une perche aussi longue que la hauteur de la statue. Alors, enfonçant l’extrémité dans les narines du colosse, je poussai tant