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LES GAIETÉS DU CONSERVATOIRE

piano dont j’ai déjà parlé, son domestique lui apporte une carte de visite et une lettre.

La lettre était de son ami Costa, le chef d’orchestre et compositeur, habitant Londres, qui recommandait à son bienveillant accueil un gentleman de la plus haute distinction, fanatique de l’auteur du Barbier et de Guillaume Tell.

— « Allez lui dire qu’il m’embête », me dit Rossini.

Assez embarrassé de la commission, je vais trouver l’Anglais dans la salle à manger qui servait d’antichambre, et… interprétant les paroles de Rossini, j’essaie de lui faire entendre que le Maître n’est pas visible ce matin, qu’il travaille, qu’il est très occupé, qu’il est désolé de ne pouvoir le recevoir…, mais il était évident qu’il ne comprenait pas le français, rien qu’à l’insistance avec laquelle il répétait une seule et unique phrase, longuement préparée à l’avance : « Aôh ! je ne voulé pas mourir sans avoir contemplé le pliou grand génie du siècle. »

Et il restait là, immobile, tenace, très courtois, mais inébranlable dans son désir. Très mal à mon aise, ne sachant qu’en faire, je retourne voir Rossini, qui s’était mis à écrire tranquillement.

— « Il ne veut pas démarrer, lui dis-je, et je suis d’autant plus gêné qu’il ne comprend pas ce que je lui dis ; il répète toujours : Aôh ! je ne voulé pas mourir sans avoir contemplé le pliou grand génie du siècle. Je ne peux pas le tirer de là.

— Alors, dites-lui d’entrer, mais à la condition qu’il ne dise pas un mot. »

Je fis signe à l’Anglais d’entrer, en mettant un doigt sur la bouche.

En apercevant Rossini, absorbé dans son travail, sa serviette sur la tête, il faillit se trouver mal, tout en balbutiant : « Aôh ! je ne voulé… »