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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

diesse. Sport, élevé au biberon, nourri de lait condensé, était délicat, et il n’a pu digérer les limailles d’acier, que, dans un moment de liberté et de fantaisie, il s’était plu à avaler.

26 août. Brouillards, pluies, et depuis deux jours forts vents du nord. Le vent nous a été très secourable car il a brisé les glaces qui se sont mises en mouvement. Nous allons à toute vapeur dans une mer relativement libre. Nous avons tous hâte d’arriver à l’île Melville. Ce soir nous avons eu une légère bordée de neige.

30 août. Depuis trois jours nous sommes emprisonnés par les glaces au large de l’île Byam Martin. La charpente du bateau craque et gémit sous la poussée des pressions. N’était sa constitution spéciale, nous aurions le même sort que les bateaux de Sir John Franklin. Lorsque les glaces se resserrent sur sa coque triangulaire, celle-ci, au lieu de s’écraser, monte tranquillement et les glaces s’engouffrent sous sa quille. Lorsqu’elles s’écartent le bateau reprend son aplomb, mais un frémissement le secoue de la poupe à la proue, de la cale à la dunette. Tout le monde est sur le qui-vive.

31 août. Éveillé ce matin par le bruit des chaînes glissant sur l’armature des écubiers. Nous mouillons. Quelques instants plus tard, sur le pont, je constate que le capitaine a fait jeter l’ancre au milieu du havre « Winter » à l’île Melville. Quel changement dans la configuration de ces terres ! L’île de Melville, à base carbonifère, est basse, onduleuse et recouverte d’herbes et de mousses. Elle est l’habitat privilégié d’un nombre incalculable de bœufs polaires, de rennes,[1] de loups, de renards blancs et bleus, de lièvres, de lemmings, de perdrix blanches, de hiboux et de corbeaux arctiques. Les oiseaux aquatiques y sont très nombreux. Le bruant, l’unique chantre ailé du Septentrion module ses trilles mélodieux au sein de la plus sauvage nature.

Sur le rivage du havre Winter se trouve un rocher, solitaire et étranger sur ces côtes plates et unies. Ce bloc, témoin des milliers de siècles passés, où les glaciers s’étendaient sur une mer peu profonde dans cette région désertique, sert maintenant de monument en perpétuant la mémoire des braves, qui, vers 1800, affrontèrent Borée dans sa forteresse jusque-là inaccessible, et ravirent au Nord ses secrets. Ce rocher, cinglé par les vents et les tempêtes arctiques, porte différentes inscriptions sur bronze, scellées à sa paroi. La plus intéressante est certainement celle en date du premier juillet 1909, relatant la prise de possession de l’Archipel Arctique, au nom du gouvernement canadien par une expédition du Capitaine Bernier. Un replicata de cette plaque existe à l’entrée de la Bibliothèque Nationale à Ottawa.

3 septembre. Après trois jours d’essais infructueux pour franchir le détroit de McLure, le bateau a dû forcément rebrousser chemin. Les banquises et les champs de glaces barrant complètement le détroit depuis l’île Prince Patrick à celle de Banks n’ont pu être franchis. C’est une mer d’eau solide, informe, bouleversée, entassée en monticules, formant une barrière impassable de quinze à quarante pieds d’épaisseur, à laquelle le bateau se luttait inutilement.

Rencontrant le capitaine, Théodore lui fit cette remarque :

« Quel dommage que vous ne puissiez franchir cet obstacle ? Quel digne couronnement c’eût été à votre carrière ? »

Dans son for intérieur il se disait :

« Je remercie les forces de la nature de cet échec. Le bateau retournera probablement hiverner quelque part sur l’île Baffin. Je reverrai alors cette lutine dont la pensée me poursuit sans cesse. N’en faisons rien paraître ! Que mon impassibilité apparente cache les désirs de mon cœur ! »

Comme nous le constaterons plus tard, sa prémonition ne le trompait pas.


CHAPITRE VIII

LES GRANDES CHASSES DU NORD


Since we prove beasts, let beasts bear gentle Minds.
Shakespeare.


Un beau matin ensoleillé. Le bateau est mouillé à l’extrémité sud-est de l’île Melville. L’excitation est à son comble, les chasseurs jubilent. Les carabines sont examinées, huilées et chargées.

Le capitaine forme trois partis de chasse, pour le ravitaillement de l’équipage en viande fraîche. L’usage continu des viandes salées ou en conserves pouvant amener le scorbut, maladie qu’il faut prévenir afin de conserver dispos tous les membres de l’expé-

  1. Caribou ou renne est employé indifféremment pour désigner le « Barren-land cariboo ».