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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

pêché au bâtiment. Pendant vingt-quatre heures, l’équipage, divisé en équipe de nuit et de jour, travailla sans relâche à transférer à bord peaux et quartiers de viande. La nuit, afin d’éloigner les loups, deux sentinelles restèrent postées auprès des carcasses. Les autres chasseurs revinrent bredouille, à l’exception de ceux qui avaient accompagné le troisième second. Ils avaient rencontré quelques rennes “barren-ground cariboo” dont trois avaient été tués. La chasse de ce ruminant, agile et rapide, est plus difficile que celle du bœuf polaire. Soupçonneux et nerveux, il inspecte sans cesse la plaine environnante où aucun arbre ou arbuste puisse dissimuler l’ennemi. Le chasseur doit l’approcher, face au vent, par bonds successifs, suivis d’un arrêt plus ou moins long, se pelotonnant de manière à ressembler à une grosse pierre. Lorsque l’animal, avec ses énormes andouilles, au pelage brun foncé dessus et blanc en dessous, élancé sur ses jambes grêles, tête haute et membres déliés, galope sur la plaine, il représente bien la grâce et l’agilité de notre chevreuil, dont il est une fois plus gros. Sa curiosité est souvent la cause de sa perte. Lorsque le chasseur en a abattu un, il n’a qu’à se tenir bien coi.

Le reste de la bande se disperse, mais dans un intervalle plus ou moins long, deux ou trois de ses congénères viennent s’assurer des causes d’une mort si soudaine chez l’un des leurs.

Le lendemain de cette chasse, Théodore, accrochant son fusil à plomb en bandoulière, s’en fut de nouveau sur les « tundras » de l’île en quête d’explorations, accompagné de son toujours fidèle compagnon, Pyré. Il vit au loin d’autres rennes et d’autres buffalos, mais il ne chercha pas à les approcher. Par hasard il rencontra un troupeau de lièvres arctiques, et là encore il fut tout surpris de la tactique adoptée par ces animaux si craintifs, pour se protéger, individuellement, et d’une manière tout à fait égoïste. Le troupeau comprenait au moins deux cent cinquante à trois cents de ces petits animaux. Dès qu’ils furent découverts, tous se pelotonnèrent, s’appelant d’un cri plaintif. Ils se rassemblèrent en une masse compacte, serrée, d’où ceux qui formaient le cercle extérieur, par un bond furieux s’élançait vers le centre du troupeau, où ils tombaient, grosse boule blanche. Le jeu se continuait sans répit et il y en avait toujours une quarantaine entre ciel et terre. C’était une folie, une bacchanale lapinesque, un cake-walk dont les contorsionnistes américains, adeptes de la callisthénie primitive, eussent pu tirer un « rabbit-trot » tout à fait original. Théodore conclut logiquement, que, dans sa courte cervelle, monsieur Lièvre savait pertinemment que si renards ou loups attaquaient la bande, les premiers du bord tomberaient victimes de ces carnivores, d’où cet acharnement à se tenir au centre du troupeau. Là, comme ailleurs, c’était la « survie du plus fort » “The survival of the fittest”. Notre chasseur se contenta d’en abattre deux, mais il fut très surpris lorsqu’il les soupesa : un seul pesait plus que trois de ceux que tous connaissent. Il les attacha par les pattes et les posa sur le dos de son chien que celui-ci, malgré sa répugnance, dut porter jusqu’à la grève. À bord il les mit sur la balance, et il constata, non sans surprise, que l’un pesait dix-huit et l’autre quinze livres.

La vie du bord avait repris son calme. Les viandes, coupées en quartiers, furent suspendues dans les cordages du mât d’artimon sans autres précautions. L’atmosphère du nord est si salubre, que ces viandes se conservent ainsi des mois, exposées aux rayons du soleil ou aux intempéries sans se détériorer, sans se gâter et sans perdre leur saveur. L’absence des mouches explique peut-être cette anomalie.


CHAPITRE IX

HIVERNEMENT


It is as little the part of a wise man to reflect much on the nature of beings above him, as of beings beneath him.
Ruskin.


Le 12 septembre 1910, le bateau était à l’ancre dans la baie « Arctic » par 73 degrés nord de latitude et 80 degrés ouest de longitude, où il devait passer l’hiver.

La baie Arctic, l’ouvrant par un étroit goulet sur le golfe Admiralty, dans le nord de l’île de Baffin, était un endroit idéal pour hiverner. Le havre est très profond, formant un bassin circulaire d’un mille et demi de diamètre, protégé par de très hautes montagnes.

Lorsque Théodore apprit que l’on devait hiverner en cet endroit il en fut enchanté : « Impossible, se dit-il, que je ne revoie pas ma petite sauvagesse. Les siens doivent