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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

contraire, dès les premiers jours de juin. C’est un temps de misères pour les femmes. La chaleur du soleil fait crouler le toit des cabanes, et pour les tenir comparativement sèches, il faut tous les jours remplacer quelques blocs de neige par de nouveaux. Ces derniers, étant poreux, absorbent l’eau deux ou trois jours avant de dégoutter à leur tour, ce qui arrive lorsqu’une couche de glace s’est formée sur leurs surfaces par des gels et des dégels répétés. La terre n’étant pas encore assez nue pour y planter sa tente, c’est une lutte entre l’eau et la chaleur, jusqu’à ce que la voûte de l’iglou commence à s’enfoncer lentement. Alors, il n’y a plus de lutte possible et l’on déménage. Pendant ce temps, les hommes sont très occupés à la chasse aux phoques dont les peaux sont nécessaires pour réparer les tentes d’été et couvrir kayaks et oumiaks. Les chasseurs apportent les peaux aux femmes qui les tannent. Le toupie, ou habitation d’été est à dos d’âne ; l’arête, de six à dix pieds de longueur, est supporté à l’avant par deux bâtons croisés. L’arrière repose sur un treillis semi-circulaire. La hauteur totale au faîte est de six à sept pieds, et les plus grands peuvent avoir douze pieds par neuf. »

Un soir, au cours d’une causerie, l’ingénieur dit à son hôte : « Vous m’avez donné maintes informations sur la vie routinière de votre peuple, mais il y a un sujet que je n’ai pas encore touché. Il est un peu délicat, car il a trait aux mœurs intimes de vos gens. Mais, vu que vous avez demeuré plusieurs années dans un village chrétien, je sais que vous êtes au-dessus des superstitions et des croyances païennes, vous et les vôtres. Ainsi, quelle est la moralité des Inuits (Esquimaux) ?

« Nos gens, non christianisés, reprit Nassau, ont certaines coutumes qui répugnent aux Blancs et sur certaines d’elles je glisserai très légèrement, car je me demande, si le contact avec les traiteurs blancs n’est pas pour beaucoup dans ces manières libertines. Règle générale, l’Esquimau est strictement honnête. Le voleur, s’il s’en découvre un, est méprisé par tous ses concitoyens, et, un jour, il disparaît pour ne plus revenir. En notre pays, où la vie commune dépend de l’honnêteté et tous ses membres, la justice doit être expéditive. »

« Le mensonge n’est pas considéré comme une faute grave mais plutôt comme un excès de politesse. L’Esquimau répond à son interlocuteur d’une façon qu’il croit lui être agréable, et il arrive souventes fois alors que sa réponse soit loin de la vérité. Au point de vue des règles morales sexuelles, il n’occupe certainement pas un rang très élevé. Les liens du mariage sont très lâches et le divorce des plus faciles. La rupture a lieu quelquefois pour les motifs les plus insignifiants. Les principaux sont l’absence d’enfants mâles et l’incompatibilité de caractère. La polygamie est permise mais ne se pratique guère, car un homme a assez d’une femme à nourrir. »

« La jalousie chez l’homme est un raffinement auquel il ne voit goutte et qu’il ne peut comprendre, car il éprouve plutôt une certaine fierté que les charmes de sa femme soient appréciés par d’autres que lui. Lorsqu’un visiteur arrive dans un village, le principal de la tribu lui offre toujours de s’y reposer le premier soir, dans sa hutte. Un refus serait très blessant pour l’hôte, et l’impolitesse commise ne se répare pas. Cette apparente intimité peut rester dans les bornes de la décence, quoique les apparences puissent être toutes autres, car nos femmes sont modestes. »

« J’ai fait, cette expérience, repartit Théodore, lors de mon arrivée à Agou, l’automne dernier. Sigailto, chez qui je m’étais retiré, m’a fait cette politesse à laquelle j’ai dû me plier pour ne pas froisser mes hôtes. Comme vous n’ignorez pas que sa femme est bancale, très vieille, très laide, édentée, et qu’elle a un œil dégoulinant sur sa joue hâve, j’ai pu reposer sur la même couche qu’elle sans inconvenances. Ma tentation eût été de m’en éloigner et de rabrouer son mari de son excès de politesse, car sa douce moitié était en plus parfumée à l’huile rance. En me pliant à ce caprice de mon hôte, j’ai satisfait aux règles d’une étiquette qui, en certaines circonstances, pourraient avoir ses charmes. Cet acte réellement méritoire m’a valu l’estime du vieux Sigailto et de tous les siens.

Racontant ce fait Théodore jetait un coup d’œil à la dérobée vers Pacca, mais elle refusait absolument de lever son regard. Quant à la grand’mère, elle riait aux éclats de la bonne farce arrivée au Cablouna, que dans son for intérieur elle chérissait bien pour toutes les friandises qu’il lui apportait, mais qu’au fond elle considérait comme un intrus dans leur cercle familial.

« Est-ce vrai, Nassau, lui demanda son interlocuteur, que les Esquimaux pratiquent l’échange des femmes ? J’ai eu occasion d’entendre ce fait raconté, mais depuis que je