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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

Armé d’une clef, il en dévissait les parties. Malheureusement pour lui et les dormeurs de la hutte, il avait oublié d’en retirer l’air comprimé forçant l’expulsion du pétrole. Ce dernier jaillit tout à coup. Le jet passant au-dessus de la flamme de la lampe indigène, s’enflamma. Koudnou, très énervé, n’osant jeter par terre sa torche se mit à la brandir dans toutes les directions, semant le liquide enflammé sur les dormeurs. Les couvertures prirent feu, un cri de surprise et d’effroi sortit des poitrines de Pioumictou et de Théodore, éveilla les deux femmes. La sortie par la porte basse était bloquée. D’un coup d’épaule, Pioumictou fit sauter un bloc de neige du mur arrière de l’iglou et s’y enfila. Il fut suivi de sa femme, de celle de Koudnou et enfin de Théodore, tous quatre nus comme des vers, grelottant sous un froid de quarante degrés sous zéro, intensifié par un vent du nord soufflant en ouragan, Koudnou fut stoïque : on n’est pas sorcier pour rien. Il enleva son « coulétang » et en quelques minutes éteignit la conflagration, en somme lilliputienne. Le bruit avait éveillé quelques membres de la caravane, dont quelques-uns mirent la tête à la porte de leurs huttes. Adam et Ève au paradis terrestre, après la chute, ne présentaient pas mine plus piteuse que quatre de leurs descendants à quelques millions d’années d’intervalle. Au lieu des feuilles de vigne la nuit les enrobait chastement. D’ailleurs, l’aiguillon qui mordait leurs membres fatigués n’était pas celui de la chair, car une heure après avoir réintégré leur demeure, ils grelottaient encore sous leurs couvertures de peau de caribous. Le mur de l’iglou avait été vite restauré, le désordre de leur sortie hâtive réparé, et Koudnou lui-même dormait comme un bienheureux.

Plus excruciant avait dû être le supplice d’Otomjua, la femme de Ouming, cette même journée. Sur l’heure de midi, sentant les douleurs de l’enfantement la travailler, elle en avait averti son mari. Il arrêta son attelage, de quelques blocs de neige lui fit un abri sommaire, continuant sa route comme si rien n’était. Seule, isolée au milieu d’une plaine labourée par les ouragans, apparemment abandonnée, elle donna le jour à un fils. Oh ! sublimité de l’amour maternel ! Que de sacrifices n’est pas capable le cœur d’une mère ? Quelle réserve d’abnégation ne renferme-t-il pas ? Ce frêle enfant qui venait de voir le jour était à elle, cette femme, et elle le prouverait. Que faire dans un pays où il n’y a pas d’eau ? La nature, marâtre parfois, a tout prévu. De sa langue humectée d’une salive chaude, comme la chatte fait à ses chatons, ainsi lava-t-elle son enfant. Le recouvrant ensuite de quelques fourrures légères et soyeuses, toute frissonnante d’amour, elle le déposa dans le vaste capuchon de son coulétang, où, sur sa chair, il trouverait chaleur et confort. Ce devoir rempli, courageusement elle suivit les traces des cométiques. À neuf heures, ce même soir, elle rejoignait le bivouac, heureuse d’annoncer à son mari, que le ciel lui avait envoyé un fils.

Deux jours plus tard, la caravane au complet débouchait dans une petite baie formée par la pointe Bowen. Gens et bêtes étaient aux abois car la famine se faisait sentir. La fatigue était générale. Un repos prolongé était nécessaire pour le ravitaillement et pour reprendre des forces. Les chiens affamés dévoraient tout ce qui leur tombait sous la dent, fouets, harnais, habits, etc. Du sommet d’une petite éminence, Théodore aperçut au loin une ligne bleue coupant l’immense champ de glaces. Il en fit part à ses gens. Cette nouvelle les remplit de joie. Une fissure s’était produite sur la mer congelée, et en eau libre, des milliers de loups-marins devaient prendre leurs ébats. Sedna leur était favorable ! Les huttes furent bâties avec plus de précautions ce soir-là, car l’on y devait faire une étape de trois jours. Tout ce qui restait de provisions fut dévoré. Même les chiens eurent leur part, car un des Esquimaux, s’étant éloigné du campement, y avait rencontré un ours blanc qu’il avait abattu.

Ces trois jours de repos furent employés à une chasse des plus fructueuses. Quantité de phoques furent tués : les peaux, la chair et le blanc requis pour les lampes, divisés impartialement entre tout le personnel de la bande. Les femmes et les enfants ne s’éloignèrent guère, se contentant de « trapper » le renard blanc aux alentours.

Théodore passa toutes ces journées auprès de Pacca. Le sport chéri de Nemrod ne lui disait rien. Il sentait trop l’immense vide qui serait son partage, lorsqu’il n’aurait plus sa petite compagne auprès de lui. Comment, sans manquer à son code moral de gentilhommerie, pouvait-il concilier son désir de ne pas s’en séparer et de ne pas déshonorer celle que dans son cœur il appelait déjà sa femme ? Le dilemme dans lequel il se débattait devenait intolérable. Comme la