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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

ne élévation de deux mille pieds, formant la côte ouest du golfe. Après quelques jours de marche, l’on aperçut l’embouchure d’un glacier desséché dans lequel l’on s’aventura. La montée, quoique raide, était facilitée par une épaisse couche de neige durcie, sur laquelle hommes et attelages, s’entraidant mutuellement, avançaient sans trop de peine. L’on gagna ainsi les hauts plateaux de la péninsule Brodeur, région dénudée, balayée par les grands vents et dont la surface caillouteuse rendit la marche très pénible.

Chaque soir le problème des iglous à construire se présentait. Il fallait trouver un endroit où la neige s’était suffisamment amoncelée pour y tailler les blocs requis pour l’érection des huttes. Le nombre de celles-ci étaient forcément limité vu le manque de matière première et l’on s’entassait sept ou huit personnes dans une cabane de quelques pieds de diamètre. Les chiens s’exténuaient vite ; traînant leurs charges sur le roc dénudé et les cailloux. Il fallait même s’arrêter plusieurs fois le jour, et faire subir aux patins des cométiques ce lissage à la glace décrit plus haut. Au prix d’efforts inouïs, l’on ne parvenait qu’à couvrir une distance de sept ou huit milles par jour.

La température se maintenait très froide, de trente-cinq à quarante degrés sous zéro, et lorsque le vent balayait la surface unie de ce haut plateau, hommes et bêtes devaient endurer stoïquement ce déconfort.

Les femmes et les enfants faisant partie de la caravane montraient autant d’endurance et de courage que les hommes. Jamais une plainte, jamais un accès de colère, jamais un découragement. La gaieté, la bonne humeur, régnaient en maîtresse, faisant oublier les tiraillements d’un jeûne forcé. Il avait fallu se munir de provisions suffisantes pour la traversée de ce désert absolument vierge de tout gibier, mais, explorateurs et chasseurs s’étaient trompés dans leur calcul, pensant couvrir ce territoire en cinq jours. Dès les premiers jours, l’on convint de mettre hommes et bêtes à la ration. Lorsque le ventre criait famine, l’on serrait d’un cran la ceinture du pantalon.

Théodore profitait de tous les arrêts pour s’approcher de Pacca et causer avec elle. Le halage était si difficile qu’il était impossible de se faire tirer par les chiens. Tous deux cheminaient ensemble, le temps s’envolait, les jours succédaient aux nuits, qu’importaient à ces deux êtres ? Chaque matin les réunissait. Leur intimité, discrète d’abord, les enlaçait de mille fils invisibles dont ils ne prévoyaient pas la force le jour où il faudrait les briser. Jeunes, vigoureux, s’adorant mutuellement d’un cœur chaste, ils oubliaient le monde extérieur. La brise glaciale s’adoucissait à leur contact. Au crépuscule, le soleil s’encerclait d’une auréole lumineuse et disparaissait à l’horizon escorté de deux et quelquefois de trois faux-astres. Le soir somptueux descendait sur terre, la couvrant de son grand silence.

Le 25 au soir, la caravane atteignit la tête d’un étroit ravin, dévalant vers le nord. Quoiqu’il ne fût pas dans la direction voulue, l’on se décida à s’y aventurer. La pente assez prononcée qu’il décrivait, son lit étroit recouvert d’une épaisse couche de neige lisse, facilitèrent le travail des minuscules bêtes de somme. Les cométiques glissant bien, tous les membres de la caravane en profitèrent pour s’y placer, abandonnant sans regret la marche exténuante à laquelle ils avaient été forcés de se soumettre.

La neige étant abondante, un village éphémère de dômes blancs s’érigea en deux heures, entre les flancs escarpés et noirs du ravin. L’imprévu arrive toujours, même en des endroits où il semble impossible. Que va penser le lecteur d’un incendie dans une hutte de neige ? C’est pourtant ce qui arriva ce soir. Il était onze heures. Un fort vent du nord soufflait, s’engouffrant entre les parois du canal rétréci où hommes et bêtes harassés, fatigués, dormaient d’un sommeil lourd et réparateur. Depuis le départ du bateau, Théodore avait eu bien des difficultés à faire fonctionner sa lampe à essence sur laquelle il préparait, soir et matin, son café. Un jour de halte, pensant que l’orifice par où s’échappait le gaz était obstrué, il en avait vidé le réservoir d’air comprimé, dévissé et nettoyé tous les tubes. À l’essai suivant, elle ne fonctionnait pas mieux. Ce ne fut que quelques mois plus tard qu’il constata que son mauvais fonctionnement avait été causé par un froid trop intense, le carburant et le métal ne pouvant s’échauffer à la température requise pour l’allumage du gaz.

Le village était endormi, avons-nous dit. Oui, si nous en exceptons Koudnou, le sorcier, engagé comme conducteur de chiens et guide par l’ingénieur Maltais. À la lumière blafarde de la lampe esquimaude, comme un alchimiste penché sur ses cornues, il était très occupé. Il avait pris cette lampe du civilisé, croyant remédier à son inutilité.