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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

rentrée mesurait une dizaine de milles. L’intention de Théodore était de la traverser et de n’en indiquer que l’ouverture sur ses plans. Par la configuration générale de la côte, il savait qu’une course au sud par est le conduirait à bon port. Lorsqu’il fit part de ce projet à ses compagnons, ils insistèrent pour que l’on ne s’éloignât pas de la côte. N’ayant jamais visité ces parages, ils ne pouvaient comprendre qu’un « Cablouna », (Blanc) à sa première visite en ces lieux, en sût plus qu’eux. Côtoyant le rivage, l’on s’enfonça dans les terres. Les côtes étaient basses et dénudées, le travail géologique de l’exhaussement du terrain se faisant encore lentement. L’empreinte des anciennes rives était encore visible, même à trois milles de la berge actuelle. Trois jours furent employés à explorer et à relever cette baie, que l’on baptisa du nom de Baie Bernier. Arrivés à la pointe sud de son embouchure, les Esquimaux furent tout estomaqués de constater la vérité des suppositions émises par le jeune ingénieur. L’estime et l’affection qu’ils avaient pour lui montèrent d’un cran. Cette dernière journée avait été harassante. Les glaces étaient empilées les unes sur les autres et il avait fallu faire à pied les derniers dix milles. L’on n’y avait pas vu un seul loup-marin, et la réserve de gras pour les lampes était épuisée. À l’abri d’une petite élévation, au soleil couchant, avec une hâte fébrile, s’éleva une seule hutte de neige.

Théodore, assagi, les sens reposés, et aussi pour éviter un travail supplémentaire à ses hommes, consentait à habiter l’éphémère logis communal.

L’on eut quelques difficultés à trouver le banc de neige ayant la consistance voulue pour la construction de l’iglou. Il était déjà neuf heures du soir et l’on ne venait que de s’installer pour la nuit. Les chiens avaient reçu la dernière ration de viande des approvisionnements de route. Couchés autour de la hutte ils dormaient, insouciants, repus ; à l’intérieur de la cabane sans feu, l’on grelottait : les lampes esquimaudes, qui, à la longue attiédissent l’air ambiant, ne s’allumèrent pas faute de combustible. C’était la noire misère du septentrion. Une petite flamme vacillante, et l’imagination aidant, l’on se fut cru en un living original, coquet et tout blanc.

La chaleur problématique eut réchauffé les membres engourdis, et mis de la gaieté au cœur.

Théodore alluma sa lampe à essence et prépara un café au rhum chaud. L’opération dura une demi-heure, après quoi il fallut bien fermer la clef, la ration du précieux carburant étant très limitée. Dans le froid, dans l’obscurité, après un souper peu appétissant de la chair nauséabonde, crue et gelée de l’ours polaire l’on se coucha. Dès le lendemain l’on tuerait quelques phoques ; l’aisance et le confort renaîtraient. Se doutaient-ils, au moment où le pesant sommeil les enveloppait de ses plis moelleux, d’un séjour forcé en leur glacière ?

Théodore avait fort bien remarqué la baisse subite de son baromètre, et la hausse assez prononcée de son thermomètre. Sans plus y prêter attention, il en avait inscrit les lectures sur son cahier de notes. Que pouvait-il contre les éléments de la nature et les changements atmosphériques ? Obnubilé par la marche forcée de ce jour, le corps brisé par la fatigue, les sens endoloris, courbaturés par le froid, il ne songeait qu’à dormir, qu’à oublier, et ses compagnons de même.

Deux heures avant l’aube, Éole sortit d’un long sommeil. Ouvrant les portes de son antre, ses enfants en sortirent en tourbillon. Sur le ring formé par l’immense champ de glaces du golfe Boothia, et les basses terres qui le bordent ils eurent une arène digne d’eux. De la terre, au ciel ils envoyèrent des uppercut, des swings, dont la force créaient des vides atmosphériques, que les éléments en démence venaient combler. Une neige épaisse, poussée par un vent de cinquante milles à l’heure, s’avançait en andains, dansant une farandole déhanchée, se ruant sur l’iglou de nos dormeurs, s’y amoncelant en bancs serrés, pressés. Ce dôme peu élevé, il fallait le démolir, l’ensevelir, l’oblitérer. Quels étaient ces êtres assez orgueilleux pour s’opposer à la marche de cette horde envahissante ? Aussi, la fine poudrerie capricieuse, sèche, s’insinuait-elle traîtreusement à travers les interstices des blocs de neige, recouvrant sournoisement ses hôtes d’un linceul froid. Leur sommeil lourd et pesant d’hommes éreintés, fourbus, continuait, se prolongeant dans un vide obscur que nul songe n’illuminait de ses féeries. Douze heures tombèrent dans le sablier du temps ! Au dehors la tempête mugissait, grondait, augmentait accumulait de nouvelles forces pour se lancer à la conquête du nord. Au lieu de s’apaiser au lever du jour, elle se déchaîna plus furieuse. Échevelée, démente, elle ne connaissait plus de bornes, ne se contenait plus. Du ciel et de la terre elle avait fait un abîme, un enchevê-