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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

doute dogmatique plus ancré que jamais en lui depuis son passage à l’Université de Toronto, où, dans le cours scientifique l’on tentait de tout prouver par la Science, aboutissant à des résultats plutôt négatifs. Son âme latine était trop imprégnée de mysticisme religieux, pour ne pas réagir contre le matérialisme anglo-saxon et la ténébreuse philosophie germaine dont il avait essayé d’approfondir les problèmes. En face de lui-même devant ce spectacle incomparable, il sentit son cynisme fondre et la foi confiante du jeune âge renaître, illuminée par la vie et la lumière céleste enveloppant mers, monts et vaux, tandis que le grand silence qui l’enrobait semblait être l’adoration muette et respectueuse de la terre à son créateur. Il naissait à une vie nouvelle. Des réminiscences de ses poètes favoris, la Genèse de la création, son enfance calme, dans un hameau perdu de la Gaspésie, — que d’autres visions encore ! — lui apparurent. Ce fut pour lui l’un de ces arrêts dans la vie, arrêt inconscient dont tout homme a un jour savouré le calme et le repos dans cet oubli incontrôlable du présent, cette sensation d’être entraîné fatidiquement vers un but indéterminé. Oublié le matérialisme terrien ! Évaporé la poursuite de la gloire et des richesses ! Qu’importe l’excruciante fatalité du « primo vivere » ? Halte bienfaisante dans le cours de la vie ! Le passé n’existe plus. Le présent est oublié. L’avenir est aboli. L’âme se replie sur elle-même. L’intelligence est ensevelie. Les désirs des sens sont assouvis. Le sphinx du nord a fait son œuvre. Le soleil de minuit, de ses tentacules éthérés de ses émanations féeriques, a enlacé le spectateur !

Dans cette demi-inconscience où l’homme n’est ni endormi, ni éveillé, où le rêve et la réalité se confondent, un bruit imperceptible vînt frapper l’oreille du solitaire voyageur : le bruit de l’eau frappée rythmiquement par un aviron. Au-dessus de sa tête une oie sauvage évolue et plane. Ses cris rauques annoncent à ses comparses couvant sur la berge des nombreux petits lacs des hauts sommets qu’un étranger a envahi leur domaine. Secouant sa torpeur, il écoute. Un chant grave, primitif, aux intonations bizarres, aux notes claires mais d’un rythme musical à lui inconnu, rompt le silence. « Me voici donc en un pays enchanté ! Est-ce la sirène de l’époque mythologique revenue en ces parages pour m’attirer sur des écueils insoupçonnés ? »

Prêtant plus attentivement l’oreille, il s’assure que c’est bien une voix féminine, d’un riche contralto, chantant une romance pathétique, indéfinissable, contenant à elle seule toute la surprise, l’amour, les douleurs et les aspirations de l’âme primitive d’une race fière et libre, dont la musique chantée peut seule rendre tout le charme, toute l’angoisse.

En un instant il fut debout examinant le point de l’horizon d’où venait ce chant. Personne n’apparut à ses yeux, mais au loin, les rayons solaires or et ambre se métamorphosaient en banderoles cramoisies ; le détroit de Lancaster se changeait en une mer de feu ; quelques icebergs, au loin, reflétaient cette diversité de couleurs, tachées de trous sombres, là où les vagues avaient creusé de glaciales cavernes, gîtes préférés de l’ours polaire. Les flèches acérées, travail lent du soleil et de la pluie donnait, à ces masses l’apparence de cathédrales partiellement englouties dans une mer lunaire. Aucun signe de vie, mais distinct, le trille mélodieux de cette voix invisible, s’élevant dans un crescendo joyeux, frappait son ouïe, délicieusement, et berçait ses rêves.

« Mais où donc se cache cette divinité ? » se dit-il. Plus attentivement il examine les anfractuosités des rochers. Le chant s’est évanoui, mais alors son oreille perçoit nettement le grincement d’une embarcation légère tirée sur les sables. Quittant son poste d’observation, il s’oriente vers une langue de terre peu élevée s’avançant quelques cents pieds dans la baie.

L’ayant escaladée il aperçoit une jeune fille esquimaude, vêtue à la mode pittoresque du pays, tirant sur la grève un léger kayak[1] dont la pince s’est prise entre deux cailloux. Ses gracieux mouvements décèlent ce développement physique dû à une vie en plein air, libre, sans entraves. Dix-huit ans pouvait-elle avoir. De lourdes tresses noires retombent sur ses épaules. Sa tête est nue. Son couletang[2]orné de passementeries aux dessins bizarres, aux franges multicolores, dessine ses formes. Ses pieds très petits, chaussés de mocassins en peau de phoque effleurent à peine les sables du rivage. Au moment où elle se redresse, il constate que les Vénus, du Titien sont surpassées en eurythmie. Elle a aperçu son ombre projetée sur les eaux. Se tournant vers lui, elle l’examine d’un regard franc et ouvert. Tout surpris

  1. « Kayak » : légère embarcation faite de peaux de phoques, tendues sur une charpente d’éclisses de bois ou d’os de baleine.
  2. « Couletang » : Habit-manteau à large capuchon, sans ouverture et se passant par dessus la tête.