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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

gnomes, ces lutins capricieux et poétiques des régions arctiques.

Au loin s’estompe l’île Cornwallis, masse escarpée de rochers primaires, s’élevant du sein des eaux, escaladant le ciel de ses trois mille pieds de hauteur. Vue de cette distance, par un effet de réfraction habituelle aux pays du Nord, cette élévation est triplée. Ses rugosités et ses aspérités titanesques sont comme enveloppées d’un voile éthéré, d’une couleur insaisissable, faisant croire aux reflets d’un deuxième soleil invisible, à peine disparu à l’horizon.

Un silence accablant s’étend sur toute cette région. À cette heure apaisée de la nuit-jour, ni les cris perçants du stercoraire-longue-queue et du fulmar, ni les vocalises du bruant, ni le bavardage des milliers de pluviers, taches noires sur le bleu de la mer, ni le croassement du corbeau, ni même le gloussement des ptarmigans se disputant les graines et les lichens de la grève ne troublent cette impondérable quiétude. Pas un souffle ne ride la surface lisse du détroit. Ne croirait-on pas cette scène une immense toile, peinte par un artiste-poète préraphaélite dont l’esprit, dépassant les pouvoirs limités de l’art humain, contemplait jadis en un rêve fantastique, les enfantements grandioses d’un monde nouveau ?

Ce décor, répétition quotidienne de ces millions de changements kaléidoscopiques du spectre luminaire, se produisant au-dessus de cette terre labourée par les cataclysmes antédiluviens, a pour cause le soleil, pour théâtre la combinaison du ciel, des monts, et des eaux, et pour spectateur habituel, l’Esquimau nomade et phlegmatique, roi et maître de ces régions.

Quel voluptueux cinéma que ces mirages flottants, caressants, fluides et équivoques, si communs à toute cette région située au nord du pôle magnétique, pays des glaciers, des mers polaires, des monts altiers, des vallées profondes et vertes où ne croissent ni arbres ni arbustes, où, en été l’on jouit du climat décembrien de la Riviera et où les paysages sont des poèmes vivants, supérieurs aux visions psychiques des romantiques.

La main invisible dirigeant notre monde dans sa tangente céleste, traversée des ellipses et des courbes gravitatoires des astres et des planètes semés dans l’infini, a voulu que cet infiniment petit mais aussi infiniment grand qu’est l’homme, fût témoin de cette coordination astrale, et des déploiements pyrotechniques que la chimie céleste amène sur son chemin visuel.

En cette fin de juillet 1910, un spectateur, seul, perdu au sein de ces régions désertiques, contemplait, du haut d’un rocher, cet inoubliable spectacle. Son esprit, son âme, ses sens étaient pris. Fasciné, ses yeux buvaient les cieux et les monts. Par moments, paupières mi-closes, il revoyait dans l’obscurité, la réalité apparue, ramassant en faisceau les impressions diverses subies, les amalgamant à des sensations refroidies, à toute une gerbe desséchée de vœux inassouvis, de châteaux écroulés.

Ce témoin insoupçonné de millions de mortels, aux traits raffinés, à l’apparence studieuse, de taille quelque peu au-dessus de la moyenne, était nonchalamment étendu sur une peau de renne jetée sur un rocher. De cette méridienne improvisée il contemplait la pompe accompagnant cette course de l’astre-roi, à minuit. Ses yeux bruns foncés brillaient d’une admiration extatique. À ses pieds dormait un gros animal blanc, se détachant en relief, du noir des roches métamorphiques.

« Grandiose ! Sublime ! La réalité dépasse mes rêves », dit-il à mi-voix, tout en regardant sa montre-chronomètre dont les aiguilles pointaient le midi de la nuit. « Si je ne veux pas perdre la succession des jours, il va me falloir pointiller chaque date. Mes compagnons du Neptune, maintenant au large de l’île carbonifère et basse de Melville, n’ont certainement pas eu un spectacle semblable, quelque puisse être leur position. »

Monologuant, il lève sa jumelle à ses yeux, embrasse l’horizon d’un regard circulaire, observant plus particulièrement l’Ouest afin d’y découvrir une voile, le « Neptune », navire du gouvernement canadien patrouillant les mers arctiques et prenant possession des nombreuses îles de cet archipel au nom du Canada. Ne voyant rien apparaître, il se met à observer le ciel dont les couleurs vives s’estompaient de plus en plus. À ce moment un amas de cumuli vaporeux, aux formes les plus hardies et les plus fantasmagoriques s’est formé en faisceau à quelques degrés de l’horizon, juste au-dessous du soleil de sorte qu’ils lui font un trône aux contours les plus variés.

« Un tel déploiement extra-terrestre, ce silence profond, cette cinématographie aérienne, ne serait-ce le calme précédent la venue des anges sonnant la trompette du jugement dernier ? Je suis dans l’attente ! » Cette réflexion le fit sourire. Réminiscences poétiques d’un cœur sensible car le doute, tourmentait son âme, doute philosophique,