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LE GRAND SÉPULCRE BLANC

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« Écoute-moi bien, reprit-elle. Il y a un mois, lorsque tu étais à la chasse, j’étais à l’iglou de Pioumictou. Koudnou y est venu, et tous les Esquimaux du village. Sachant que tu tournes ses cérémonies en ridicule, il profitait de ton absence pour donner une séance. J’aurais dû me retirer, je n’ai pas osé, craignant de froisser mes gens… »

« Continue, qu’a-t-il pu te raconter ? »

« Lorsqu’il fut dans cet état cataleptique que tu connais bien, il se mit à prophétiser, annonçant un dégel très tardif, une pêche et une chasse abondantes. Il ajouta : l’oiseau de la mort plane au-dessus de nous. Sedna est irritée de ce que tous ne lui paient pas respect et manquent aux tabous. L’Esquimaude blanche court à sa mort. La coupe du bonheur est drainée. Sedna la reprend. Qu’elle ne s’éloigne pas d’Oulouksigne ! »

« Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? J’aurais fait la leçon à Koudnou. Tu es trop intelligente pour croire à ces billevesées. Si un malheur te menace, ne suis-je pas là pour te protéger ? »

L’attirant doucement à lui, il l’embrassa, tandis que l’enfant, du capuchon de sa mère où elle le portait, de ses petits bras potelés les entourait dans un élan d’affection filiale. Pacca se dégageant de cette étreinte, eut un sourire confiant. Ses noirs pressentiments s’évanouirent. « Allons immédiatement prévenir papa et grand’mère de notre projet. Ils en seront enchantés. Peut-être consentiront-ils à nous accompagner. »

Trois jours plus tard, Théodore et sa petite famille quittaient Oulouksigne où ils reviendraient à l’automne. Vu l’âge avancé de sa mère, Nassau ne put les accompagner.

Le voyage se fit gaiement, sans avatars. Ayant contourné le nord de la presqu’île fermée par les golfes Admiralty et Milne, l’on suivit le détroit Navy Board. De là on passa dans celui de l’Éclipse, d’où ils se rendirent au village Tunoungmiout dans le détroit Ponds. Là, ils apprirent d’un vieil Esquimau que tout le village s’était transporté à la pointe Button, sise à l’extrémité sud-est de l’île Bylot, pour y attendre la venue des baleiniers.

Après quelques jours de repos, eux aussi s’y rendirent, y arrivant le 15 juillet. La débâcle avait beaucoup tardé. La banquise s’étendait encore au loin, mais de ce point élevé l’on pouvait voir que la baie de Baffin était libre de glaces.

Théodore et les siens s’installèrent donc avec les autres naturels. Tous les jours, il scrutait l’horizon pour y découvrir une voile. Les derniers jours du mois, revenant de la chasse, il aperçut, ancré à la banquise, le bateau tant attendu. Quoiqu’il fût une heure du matin, il ne put remettre à plus tard le désir de s’y rendre. Qui sait, peut-être aurait-il des nouvelles des siens ? Il lierait contact avec la civilisation. Il serait mis au courant des grands, faits universels.

Éveillant Pacca, il siffla ses chiens, les attela à son cométique. Il avait une course de six milles à fournir avant d’atteindre le steamer. Le soleil brillait au firmament et l’on partit traîné par les chiens. Le traîneau disparut bientôt aux regards des quelques Esquimaux que ce remue-ménage avaient éveillés.

À une heure d’intervalle ils n’étaient plus qu’à un mille du baleinier. Le voyage devenait pénible, presque impraticable. Le vent et la marée avaient refoulé les glaces, les amoncelant les unes sur les autres. À tout moment, il fallait retirer les chiens d’un mauvais pas, remettre sur ses patins le cométique retourné. Une mer solide tourmentée, leur barrait le chemin. On trébuchait, on se relevait, on s’attaquait de nouveau à l’ennemi.

De guerre lasse, il s’assit sur son cométique. « Si, au moins, nous trouvions un passage plus uni à travers ce bouleversement chaotique ? »

« Il y a peut-être moyen d’éviter les pires endroits », reprit Pacca.

« Je vais marcher en avant de l’attelage, et je choisirai les passages les moins cahoteux. Lorsque je serai à une centaine de pieds de toi, suis-moi avec les chiens. »

La marche interrompue fut reprise, Pacca dirigeant de loin leur course.

Il n’était plus qu’à un quart de mille du bateau. Il distinguait même le capitaine se promenant sur le pont.

À ce moment, quelque chose d’insolite, d’inexplicable, de monstrueux se produisait, avec un bruit sourd qui le glaça d’épouvante. Toutes ces glaces empilées les unes sur les autres se désagrégeaient et se mettaient en mouvement, s’enfonçaient, se culbutaient. Le froid n’avait pas été assez vif pour les cimenter.

À deux cents pieds en avant de lui, il vit disparaître Pacca et son enfant, engloutis dans ce maëlstrom glacial et y disparaître. Fou de douleur, il s’élança à leur secours, un cri rauque, un sanglot perçant dominant le bruit des glaces s’entrechoquant. Culbuté,