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Page:Le Banquet - publication mensuelle, 1892.djvu/39

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son article sur ce petit livre, n’en a pas vu la portée ; et il n’y a pas de sa faute, car il ne connaissait Nietzsche que par Monsieur Téodor de Wyzeva, c’est-à-dire moins que pas du tout, faussement. Monsieur Bellaigue, en effet, prétend retrouver dans ce pamphlet le tempérament nihiliste de Nietzsche, et au contraire, si Nietzsche s’attaque à Wagner, c’est par haine du nihilisme, pour défendre la vie et la joie contre le mysticisme qui les nie. En sa vie même, Nietzsche a toujours cherché le contact de la nature ; il a vécu dans son intimité, seul à seul avec elle ; il l’a aimée où elle était le plus elle-même, le plus fruste ou le plus épanouie. Elle avait besoin de lumière pour penser ; les brumes de l’Allemagne l’étouffaient ; ce qu’il lui fallait, c’était l’Italie, sa clarté, ou l’air libre des hautes montagnes de Suisse. Il ne pouvait travailler que marchant à travers les campagnes : Il relève avec colère et mépris une phrase de Flaubert : « On ne peut penser et écrire qu’assis », il lui lance une suprême injure ; « nihiliste ! » lui dit-il. (Monsieur Téodor de Wyzeva avait-il lu ceci ?) Tout rapport social est une contrainte ; pour vivre, il faut vivre seul ; la solitude est la grande vertu. Et nul plus que lui n’a vécu sa doctrine, dans une solitude confiante. Un dernier trait de ce caractère épris de tout ce qui est spontané, naturel, — amant de la vie. Lui qui écrivait d’un style si vivant, écrire lui était odieux : car c’est arrêter la pensée qu’écrire, c’est attenter à la vie. « Dans quel état étes-vous à présent, mes pauvres pensées, s’écrie-t-il à la fin d’un de ses plus beaux livres[1], — toutes figées et fardées ! Tout à l’heure, vous étiez encore si vivantes, si jeunes et espiègles ! Et maintenant est flétrie la fleur de votre nouveauté ; et quelques-unes d’entre vous sont déjà, je le crains, menacées de devenir des vérités : elles paraissent déjà si éternelles, si honnêtes, si ennuyeuses. Et pourrait-il en être autrement ? Que pouvons-nous écrire et que pouvons-nous peindre, pauvres mandarins que nous sommes ! nous n’éternisons que les choses qui se laissent écrire… Ah ! qui pourrait vous deviner, telles que vous étiez à votre matin, étincelles et splendeurs de ma solitude, vous, mes vieilles maîtresses — tristes pensées ! »


Daniel Halévy et Fernand Gregh
  1. Au-delà du bien et du mal, § 292.