Page:Le Braz - La légende de la mort en Basse Bretagne 1893.djvu/106

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— J’avais bien envie de le traiter de rêveur[1], mais je me souvins de certaine parole qu’il m’avait dite naguère. « Le premier averti de ma mort, ce sera moi », m’avait-il souvent répété. Je le vis si abattu que la peur me saisit. Évidemment, il avait dû avoir son intersigne. Je lui demandai, toute tremblante :

— Que s’est-il donc passé depuis ce matin ?

— Ma foi de Dieu, dit-il, nous étions arrivés à la descente de Châteaulin, quand tout à coup les bœufs, qui jusque-là avaient fait la route paisiblement, s’arrêtent, et se mirent à renifler avec bruit. Puis l’un d’eux dit à l’autre, en son langage de bête : « M’est avis qu’on nous mène à Châteaulin ? — Oui, répondit l’autre, mais on nous ramènera ce soir à la Plaine. » Je les exposai sur le champ de foire. Les gens se mirent tourner à l’entour, chacun disait : Voilà une belle paire de bouvillons, mais personne ne m’en demandait le prix. Ce fut ainsi toute la journée. Durant longtemps je dévorai mon impatience, mais quand je vis le champ de faire se vider et venir la tombée du soir, je ne pus me défendre de jurer et de sacrer tout bas. En vérité, à ce moment-là, je crois que j’eusse donné mes deux bêtes pour rien, si seulement j’en avais trouvé preneur. Le bœuf noir et gris s’étant mis à creuser le sol de son sabot, je lui détachai un coup de pied dans le ventre. Il me regarda alors du coin de l’œil, tristement, et il me dit : « Youenn, avant

  1. Le mot « rêveur » est usité, dans le pays de Quimper, aussi bien en breton qu’en français, pour désigner quelqu’un qui a des idées bizarres, saugrenues.