Page:Le Correspondant, tome 236, 1909.djvu/814

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plus du frein de serrage. Il se remit, respira à poumons larges et resta quelque temps à fixer d’un œil irrité le puissant et compact attirail vautré sur le pont à ses pieds, comme un monstre paisible, prodigieux et dompté.

— Sacrré…, tiens bon ! lui grogna-t-il en maître dans l’inculte broussaille de sa barbe blanche.


II


Le lendemain, à l’aurore, le Narcisse appareilla. Une brume légère estompait l’horizon. Au large, l’espace immesuré de l’eau plane gisait, étincelant comme un pavé de pierreries et vide comme le ciel. Le petit remorqueur noir largua l’amarre et, machine stoppée, hésita un moment le long de la hanche tandis que, svelte et longue, la coque du navire s’ébranlait lentement sous ses huniers. La toile lâche s’enfla de brise, arrondit mollement des contours pareils à ceux de blancs nuages légers pris dans le filet du gréement. Puis les voiles furent bordées, les vergues hissées et le vaisseau parut une haute et solitaire pyramide glissant dans l’éclat de sa blancheur à travers la lumineuse buée. Le remorqueur fit demi-tour dans son sillage et s’en alla vers la terre. Vingt-six paires d’yeux suivirent au ras de l’eau son arrière trapu rampant nonchalamment sur la houle lisse entre ses deux roues qui tournaient vite, battant l’eau à coups pressés et rageurs. On eut dit un énorme cafard aquatique, surpris par la lumière, ébloui de soleil et s’évertuant en efforts inutiles pour regagner l’ombre lointaine de la côte. Il en resta une traînée de lente fumée au ciel et deux raies d’écume vite effacées sur l’eau. À la place où il avait stoppé s’élargissait une tache noire et ronde de suie qui ondulait selon la houle, marquant, semblait-il, la place souillée d’un repos impur.

Laissé à soi-même, le Narcisse, cap au sud, parut dressé, resplendissant et calme, entre la mer sans repos et le mouvant soleil. Des flocons d’écume filèrent le long de ses flancs ; l’eau le frappa à flots rapides ; la terre glissa hors de vue, lentement effacée, quelques oiseaux planèrent en criant, ailes immobiles, au-dessus des pommes balancées des mâts. Mais bientôt, la côte disparut, les oiseaux s’envolèrent, et à l’ouest, la voile pointue d’une dhow arabe faisant route vers Bombay monta triangulaire et droite sur le fil net de l’horizon, demeura un peu, tout de suite évanouie comme un mirage. Puis le sillage du navire s’étira, inflexible et long, à travers un jour d’immense solitude. Le soleil