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— Elle t’a refusé ?

Ce fut au tour de Frumand de lui jeter un regard de reproche.

— Non, Bernard. Elle ne m’a pas refusé.

Bernard se rapprocha et lui prit la main :

— Alors, je te remercie, dit-il. Mais je ne puis accepter. Tu es sur les rangs, tu y es avant moi, et tu dois y rester.

— Jamais ! cria Frumand, qui s’emporta. Si tu m’as cru capable de ça, tu ne me connais pas, Bernard, et j’en suis navré.

— Pourtant.

— Pourtant… j’ai pu agir par ignorance, je me suis laissé entortiller comme un sot par des gens qui voulaient me marier, j’ai été inepte, présomptueux, tout ce que tu voudras, mais que j’aie consenti un seul instant de ma vie à te voler sciemment celle que tu aimes…, jamais, entends-tu bien !

— Alors, c’est toi qui t’es retiré ?

— Sans doute.

Pour toute réponse, Bernard se laissa tomber sur une chaise devant la table. Il se cacha la tête dans ses deux mains, et, soit qu’il fût trop ému, soit qu’il sût trop bien que la générosité de Frumand n’enrayerait pas les volontés de son père, il resta muet et comme anéanti.

Un autre s’en fût blessé. Frumand le connaissait et connaissait aussi les grands étouffements du cœur humain. Il attendit. Au bout d’un instant, Bernard releva son front. Il fixa sur son ami deux yeux brillants qui exprimaient mieux que des paroles la tendresse de son amitié, tendresse qui venait de l’envahir à nouveau, comme une marée montante qui s’engouffre dans une anse après l’avoir momentanément laissée à sec.

Henri, dit-il, je regrette qu’elle ne t’épouse pas. Tu l’aurais rendue heureuse.

Frumand secoua la tête, faisant onduler ses longs cheveux :

— Elle ne peut l’être que par toi.

Il s’accouda en face de Bernard, de l’autre côté de la table, et ; tous deux, les yeux dans les yeux, s’enfonçant avec ivresse dans la ferveur de leur amitié, firent enfin l’échange complet de leurs confidences.

Frumand raconta son entretien avec le marquis et les espérances qu’il ne pouvait manquer de concevoir :

— Ton grand’père ne se rend pas encore, mais il est ébranlé. J’en ai l’intime conviction. Persévère, mon Bernard. Tu réussiras, et, s’il le faut, je te soutiendrai dans la lutte.

Bernard, se jurant à lui-même qu’il resterait digne d’une pareille