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amitié, se mit à lui ouvrir son cœur, ce cœur fermé, ce cœur qui jusqu’alors ne s’était jamais entièrement révélé.

— Tiens, dit-il, aujourd’hui je veux te laisser lire tout à fait dans ma pensée.

Il alla chercher, dans un des tiroirs de la bibliothèque, un album de dessins qu’il déposa devant Frumand. Cet album était déjà vieux. Bernard y avait esquissé ses souvenirs depuis son enfance. Frumand reconnut différentes scènes que son ami lui avait racontées. Il en vit d’autres qu’il ignorait. Presque dès le début, l’image de Jeanne apparaissait.

Bernard avait dessiné là tous les événements de sa jeunesse. C’était son journal à lui, et ce mode d’enregistrer ses impressions s’accordait bien avec sa nature. C’est moins direct que d’écrire, et il y a certaines délicatesses, certains lointains que le crayon esquisse mieux que la plume.

À mesure qu’il feuilletait, Frumand se rendait un compte plus exact de la place que tenait Jeanne dans la vie de Bernard, et il s’élevait en lui une immense action de grâces d’avoir été éclairé à temps. Si grande était sa conviction, qu’elle étouffait son regret personnel.

Un des dessins le retint longtemps. Il représentait le marquis, vieilli de plusieurs années, assis dans un grand fauteuil, et une femme qui se penchait au-dessus de lui en lisant dans un livre très petit, sans doute un livre de prières. Le visage de cette femme était si doux, qu’on se demandait si ce n’était point une sœur garde-malade. Mais Frumand ne s’y trompa point. Il comprit qu’elle était l’œuvre rêvée par Bernard, et qu’elle était celle qu’il avait associée à cette œuvre.

Plus loin, vers les dernières pages, il y avait une esquisse plus vaporeuse que les autres, presque voilée. On y voyait, au premier plan, un cerisier en fleurs, servant de portique. En passant sous ses branches, une allée s’enfuyait, longue comme la vie, jusqu’à l’extrême horizon. Et au début de cette allée, encore sous l’ombre du cerisier, et sur le point seulement de s’engager dans le sentier, une jeune fille qui ressemblait à Jeanne venait de laisser tomber sa main dans celle d’un jeune homme qui ressemblait à Bernard. Le jeune homme était radieux, et prêt à entraîner sa compagne dans cette route sans fin qui s’ouvrait sous leurs pas.

Frumand sourit :

— Passons, dit Bernard.

Ils tournèrent le feuillet, mais la page d’après était blanche. Après ce dernier rêve, il n’en était point venu d’autres.

Alors Frumand ferma le livre et s’absorba quelques instants dans