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— VIII —

Son intention était de passer trente ou quarante ans à les revoir : mais il n’a pas eu le temps d’en corriger la moitié d’un. Il est mort, cet automne, entre nos bras, nous léguant, avec son domaine, le soin de sa gloire et de ses manuscrits. Je dois dire, à sa louange, qu’il a eu la précaution de nous laisser une somme de cent mille francs pour les éditer, présumant bien qu’aucun libraire n’en courrait les risques, Nous obéissons à ses dernières volontés, en faisant paraître aujourd’hui la première partie de ses œuvres. Nous n’avons rien changé au caprice de leur arrangement. Rêveries, méditations, boutades, toutes les pièces de ce recueil se suivent dans leur ordre de naissance ou de transcription. Rien de plus naturel et de plus fantasque en même temps que ce classement qui n’en est pas un. Cette confusion est un trait de caractère, que nous avons dû respecter. L’auteur se peint dans le pêle-mêle de ses productions ; c’est une galerie de tableaux, qui nous dispense d’un portrait.

Nous n’en avions pas moins le projet de faire précéder cette livraison de détails biographiques sur l’infortuné Gilchrist, enlevé à la fleur de l’âge par une maladie singulière et digne de lui. Une considération nous a retenu : c’est que, tout intéressant qu’il puisse être, il est cependant possible qu’il n’intéresse personne. Si le public ne se soucie pas de ces écrits, il ne se souciera pas davantage de l’écrivain. Cela me paraît hors de doute.

Je ne vois pas alors l’utilité d’user mon esprit et mon encre à faire son histoire ou son éloge ; ce qui est absolument la même chose : on dit toujours du bien de ceux qui ne peuvent plus l’entendre. Si, contre toute prévision, il arrivait qu’un homme qui n’a pu réussir à rien pendant sa vie (il l’assurait du moins) eût du succès après sa mort, nous publierions son article nécrologique et sa figure par-dessus le marché avec les deux derniers volumes, c’est-à-dire dans dix ans d’ici. Tout ce que je me permettrai d’avancer pour prévenir en sa faveur, c’est qu’il avait la réputation d’être laid et de posséder cinquante mille livres de rentes. J’en suis encore à m’expliquer cette contradiction.

L’abbaye du Val. novembre 1840.