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Le Péril Anarchiste


L’Anarchie pour la majorité du public consiste surtout en formules chimiques destinées à produire des explosifs, et ses raisonnements se résument en une bombe.

Voir l’anarchie sous ces aspects seulement, c’est l’ignorer totalement.

Or, à moins de jouer le jeu périlleux de l’autruche, la société n’a plus le droit, à l’heure actuelle, d’ignorer le péril qui la menace.

À côté de la propagande par le fait, encore rare, il y a la propagande théorique, multiple celle-là, et, nous semble-t-il, de beaucoup plus dangereuse.

C’est elle que nous avons tenu à placer sous les yeux du public.

Propagande par l’image, propagande par les écrits, on pourra se rendre compte de toutes les haines, de tous les blasphèmes que l’on sème au nom d’une humanité meilleure, et aussi de toutes les chimères, de toutes les utopies évoquées pour attiser ces haines !


Les Caricatures


Notre choix a été fait de manière à donner une idée aussi complète que possible de la propagande par l’image.

Nous avons retenu les dessins qui synthétisent le mieux, et sous une forme artistique, les haines des révolutionnaires, œuvres d’artistes classés tels que Ibels, Félix Pizarro, Luce, etc. Tous sont empruntés à la collection du Père Peinard.

Le Bourgeois digère. Des cadavres, la Bourse, la Chambre. Légende : « Le vrai choléra. »

Le Capital fut dédié à « Rothschild, roi des Grinches » et portait « Le Capitalo peloté par Madame Fortune. »

Le Paysan qui menace du poing la capitale servait de frontispice à « La Chanson du Gas », par le Père La Purge.

La Justice avait, dans le Père Peinard, pour épigraphe « Au palais d’injustice » et pour légende : « Ce que je suis ?… Je suis un homme… et je veux ta peau ! »


LE PARTI

Son organisation


L’anarchisme poursuit un double but : d’abord la Révolution Sociale, c’est-à-dire l’anéantissement de la société actuelle ; ensuite la recherche d’une forme sociale nouvelle qui devra surgir, immédiatement, sur les ruines de l’ancienne.

Pour l’une et l’autre phase il s’est inquiété d’une organisation aussi simplifiée que possible, et surtout qui ne laisse aucune prise à l’esprit d’autorité : le groupe lui en a donné la base.

Réunion spontanée d’individualités ayant des affinités de goûts, d’idées et de tendances, le groupe, base de la future société anarchiste, sert aussi de base à l’organisation actuelle du parti.

Généralement le groupe naît de relations personnelles, par rue, par quartier. Parfois on a recours à la publicité des journaux anarchistes qui insèrent des avis ainsi conçus :

Paris. — Les camarades des quartiers Saint-Lambert, de Plaisance et de Necker qui désireraient fonder un groupe d’études sont priés de s’adresser au camarade X… rue Z… quartier Saint-Lambert.

Les groupes, totalement indépendants entre eux, ne subissent aucune direction. De même, l’adhérent d’un groupe n’a pas à subir les décisions de la majorité des autres membres.

Les grandes villes et les grands centres ouvriers comptent plusieurs groupes : les villes d’importance moindre, un ou deux. Il en existe enfin dans de petites localités comme : Doyet, Anse, Aubin, Vaire, Nouzon, Vimeu, etc.

À Paris ils s’appellent : Le groupe Libertaire, les Enfants de la Nature, les Gonzes poilus du Point-du-Jour, etc.

En province il y a : les Indomptables (Armentières), les Niveleurs (Beaune), les Sangliers de la Marne (Châlons), etc.


La vie du groupe


Plusieurs camarades (l’anarchiste dédaigne le terme de « citoyen », emploie parfois celui de « compagnon », mais leur préfère « camarade » qui exprime mieux ses idées sur la société future), plusieurs camarades s’étant réunis en groupe, s’organisent pour la propagande. À cet effet ils recourent aux journaux du parti par des notes de ce genre :

Blois. — Il vient de se former un groupe anarcho qui prend pour titre Toujours prêts ! Les communications et correspondances doivent être adressées au compagnon X… rue Y…

Les camarades qui pourraient disposer de journaux et brochures pour aider à la propagande peuvent les envoyer à l’adresse ci-dessus. De même les trimardeurs (camarades qui font leur tour de France, et de la propagande en même temps) de passage dans le patelin sont priés de ne pas déguerpir avant d’aller serrer les phalanges au copain.

L’ambition de tout groupe de quelque importance est d’avoir son journal. Les grands organes du parti s’empressent de l’annoncer et de recruter des collaborateurs :

Dijon. — Le groupe les Résolus va faire paraître un journal sous forme de brochure : la Mistoufle. Les copains font appel aux camarades qui voudraient collaborer. Adresser les communications au camarade X…, rue Z…

S’il est impossible de mettre sur pied un journal, on se contente de brochures, de manifestes et de placards :

Grenoble. — Les copains de Grenoble après avoir fait tout ce qui était possible pour lancer leur canard, rabroués par tous les imprimeurs, refus, prix exorbitant, etc., décident d’acheter un « autocopiste noir » et d’autographier des manifestes qui seront distribués partout.

Pour être entièrement indépendant, le groupe ne reste cependant pas isolé ainsi que nous l’apprend l’insertion suivante :

Marseille. — Le groupe Les Vengeurs désirerait se mettre en communication avec les groupes existants. Ceux qui n’auraient pas reçu de lettre personnelle et qui voudraient correspondre sont priés d’adresser leurs lettres à l’adresse suivante…

Les noms et adresses se trouvent toujours mentionnés en toutes lettres.


Réunions et soirées familiales


Les camarades d’un groupe se rencontrent une ou deux fois par semaine soit chez l’un d’eux, soit, le plus souvent, chez un marchand de vin. Ils échangent des idées, des brochures et des journaux. On se divise la tâche de la propagande. Les dates et les lieux des réunions publiques et autres y sont arrêtés. Les sujets à traiter sont fixés. En voici quelques-uns : la Liberté de l’amour, — Le désordre, — Le patriotisme et la débauche, etc.

D’autre part, le groupe organise des réunions de famille :

Villefranche. — Le groupe anarchiste de Villefranche annonce pour le dimanche 14 courant une soirée familiale à Anioc, au café X…, à trois heures du soir.

Grand assaut de chants, déclamations et poésies révolutionnaires.

Au cours de ces soirées familiales les causeries sur l’anarchie vont leur train. Parfois, des littérateurs de l’anarchie viennent prendre par à ces soirées, cherchant à se créer quelque popularité.


La propagande


Le groupe représente la propagande sédentaire. À celle-ci vient s’ajouter la propagande ambulante du trimardeur (de l’argot « trimard », grande route) dont nous avons déjà expliqué le rôle.

Le parti attache une grande importance à ce genre de propagande — importance que reflètent les notes copieuses de ses organes :

Les lecteurs du Père Peinard et de la Révolte, habitant Évreux, Cherbourg, Dreux, Rouen, le Havre, Caen, Alençon, Granville, ainsi que ceux des petites localités environnantes, sont prévenus qu’un camarade de Paris va partir le 20 février au plus tard, pour organiser une série de causeries contre le patriotisme et les religions, sur l’anarchie et la propagande par le fait. Partout où les amis voudront nous indiquer le nombre de salles disponibles, leur contenance (au moins 200 personnes), leurs prix de location et les frais d’affichage, ainsi que le nombre de conférences pouvant s’y organiser, notre camarade s’y rendra.

Nous prions également les groupes et les camarades qui le peuvent, dans les trois régions qu’il doit visiter, Ouest, Nord, Est, d’envoyer dans le plus bref délai les subsides, les brochures ou sommes, tous les éléments capables de grossir les ressources qu’il met à la disposition de la caisse.

Répondre le plus rapidement possible au compagnon X…, rue Z…, à Paris, en envoyant les renseignements, les brochures et l’argent, dans la mesure du possible.


La presse anarchiste


La presse anarchiste est le grand lien entre les groupes, et aussi entre les camarades. Elle consacre aux communications des uns, et à la correspondance personnelle des autres, des colonnes et des pages entières. C’est là que l’on peut très aisément se rendre compte de son organisation.

Quoique la collaboration soit gratuite, les journaux n’arrivent à couvrir leurs frais que partiellement avec le produit de leur vente. Le déficit est comblé par des souscriptions dont ils accusent réception en ces termes :

N. Londres — F. Savigère — D. Roubaix — D. La Madeleine — A. Angers — P. Châlons — D. Carmaux — A. Damery — L. Châteaudun — S. Ernecourt — T. Mézières — Reçu galette, merci.

Le journal reçoit de même, en permanence, des fonds pour la propagande :

Jacques Bonhomme, Saint-Chamon. — Reçu 4 balles pour la propagande.

Il ouvre des souscriptions temporaires pour les détenus, et insère des demandes de secours :

Par suite des arrestations des compagnons Catineau, Massoubre, Mauduit, Nicolas, trois compagnes et trois enfants sont dans la misère. Les camarades et groupes qui pourraient recueillir quelques sous peuvent les adresser au compagnon X…, rue Z…, Dijon.

Il démasque les traîtres :

Londres. — Les camarades anarchistes de Londres préviennent les compagnons du continent que le mouchard Coulon, démasqué dans le procès de Walsaal (Angleterre), fait paraître le nouveau journal l’International, — qu’il a simplement donné 50 francs pour le faire paraître.

Et les encourage au besoin :

Postier anarcho : Aie la bonté de me donner tous les renseignements que tu peux avoir ou te procurer sur le cabinet noir dont tu me parles, fonctionnant rue L… Le plus vite sera le mieux.

Les correspondances personnelles tiennent une large place. S’agit-il d’un camarade que l’on a perdu de vue :

Le compagnon X… prie le copain Y… qui a été arrêté avec lui le 5 mai dernier à Luxembourg de lui donner de ses nouvelles, — ou les copains qui en auraient de lui en faire parvenir. Il y a urgence.