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Le Roman d’une Princesse

Par CARMEN SYLVA
(Suite)

Je suis vraiment, mais vraiment pénétré d’une telle faveur de votre plume. Peut-être ne vous doutez-vous pas combien ces mots tracés par une plume princière sont faits pour m’aller au cœur ? Cela tient naturellement à l’écriture.

Vous perpétuez donc les belles traditions des cours, en réunissant autour de vous des artistes et des savants. Et il se trouve dans notre siècle des hommes connus, arrivés aux dignités (permettez-moi de souligner que je n’ajoute pas des hommes de valeur) qui, pour obéir à ce flatteur appel, sacrifient leur individualité propre, parfois divine, à l’esclavage de l’étiquette.

Malheur à la race humaine ! Elle mérite les souffrances sans nom auxquelles elle est en proie ; elle n’est pas digne d’être libre et heureuse.

En ce qui me concerne, Altesse, je suis malheureusement attendu à Rome pour les fêtes de Pâques, à Londres et à Manchester pour les vacances, et jusqu’à Noël, il faudra que vous remettiez le « plaisir de me connaître. » Du reste, vous savez déjà que les désirs d’un prince sont pour moi un ordre de Dieu.

Il m’est difficile de répondre aux autres points de votre gracieuse causerie ; je ne suis pas comme vous de ce grand monde où l’on raconte en souriant à son voisin, parce qu’une expression de pitié va bien à la physionomie : « — J’ai lu aujourd’hui dans le journal, qu’un littérateur, poussé par le besoin, a mis à mort sa femme et ses quatre enfants et s’est suicidé ensuite. N’est-ce pas effroyable ! — Ah ! chère Madame, répond le voisin, ces gens-là sont toujours cause de leurs malheurs. Pourquoi les pauvres ont-ils quatre enfants ? — C’est vrai ; mais ce devait être affreux, ces cinq créatures massacrées ! — Affreux ; prenez donc un bonbon ! Comme la toilette de Louise est réussie ! »

Je vous trouve tout à fait digne de louanges, étant donnés votre sexe et votre situation, de n’avoir encore tué personne. Car, si je ne me trompe, vous m’avez fait la grâce de me révéler qu’il y a dix-neuf ans déjà, « la lumière d’or » a eu l’honneur d’éclairer pour la première fois votre existence. Dix-neuf ans, et n’avoir fait encore de mal à aucun de ses semblables, — c’est vraiment trop pour une fille de prince !

Je suis moi-même « le garnement » que j’ai élevé ; les enfants des autres m’auraient été trop à charge pour en prendre la responsabilité.

Votre dame d’honneur à lunettes et votre précepteur sans barbe auraient beaucoup à reprendre à la méthode d’éducation que j’ai appliquée à mon élève. Et vous-même, dans vos moments de plus gracieuse humeur ; sans doute quand il éclaire et qu’il tonne, que vos vieux chênes s’écrasent à terre, foudroyés ? Ah ! la volupté de la destruction ; nous pourrions peut-être nous rencontrer sur ce point. Je voudrais avoir certaine image dans les mains pour la mettre en pièces. Assez là-dessus. Je débutai dans mon système en disant à mon pupille : — Ceci n’est rien ; tout est absurdité. — Là ! cette éducation ne peut guère produire un courtisan, Princesse ! J’ai peur que mes manières et mes révérences ne soient pas dignes de vos salons ; aussi je ne les exposerai pas aux critiques sévères de vos yeux. Cependant, quant à la taille, je pourrais, au bout du compte, me mesurer avec votre race princière ; mais en quoi cela vous intéresse-t-il ? Les femmes ont toujours été pour moi ce que sont pour d’autres les vers de terre ; une seule fois, dans mon pèlerinage en Grèce, j’ai vu une jeune fille à qui j’aurais volontiers tendu la main. Elle n’avait ni bas ni souliers ; elle portait une grosse cruche sur la tête, marchait péniblement sur le sable brûlant et disparut bientôt de mon horizon. C’est pourquoi je comprends très bien que vous n’aimiez pas qu’on vous tienne longtemps la main. Faites comme moi ; personne ne vient s’y risquer.

La petite princesse, dans son grand château, voudrait connaître Rugen, ses légendes et ses revenants ? Je crois, si vous n’étiez pas « de noble naissance » que vous auriez presqu’un cœur ! Mais je suis bien désillusionné, bien dégrisé par votre dernière lettre : peut-être, parce qu’en vieux fou que je suis, je la rêvais si chaleureuse que je l’ai posée tout un jour sur la glace avant de l’ouvrir. Que pourrais-je vous raconter ? Vous ne me comprendriez pas plus que je ne vous comprends, et là-dessus, basta ! Basta vous semble-t-il encore trop poétique, parce qu’il est emprunté à la douce langue où résonne le Si !

Dr B. Hallmuth.

IX
Rauchenstein, 19 mars 1863.

Ma lettre vous a dégrisé, refroidi jusqu’à congélation, très respecté professeur ? Cela m’a longuement donné à penser. Je voulais découvrir le pourquoi, et en vraie fille de l’Allemagne, j’ai porté mes pensées dans la forêt, où les anémones, les violettes et toutes sortes de petites herbes qui embaument commencent à pleuvoir parmi la mousse. Un souffle de printemps passait entre les bourgeons rouges et gonflés, et m’a dit beaucoup de choses. Je crois que vous avez gardé votre masque plus longtemps que moi. Vous n’avez ni cheveux gris, ni bonne vieille femme. Les femmes sont pour vous ce que les vers de terre sont pour les autres ? Et dans toute votre vie vous n’en avez vu qu’une, une petite grecque aux pieds nus.

Eh bien ! Monsieur le professeur, utilitaire, moraliste, pédagogue, bienfaiteur du peuple, — pourquoi alors vous êtes-vous marié ? C’est fort inconvenant de parler ainsi quand on a une femme ? Il n’y a qu’un vieux garçon pour traiter les femmes de vers de terre ! Le joug du mariage est d’ailleurs, quoique fort bien rembourré, trop solidement attaché pour qu’on y échappe même par la pensée, — je veux dire en parlant aux autres, surtout aux étrangers, et par dessus tout à une jeune fille ! Vous devez être