Page:Le Journal de Françoise, Vo 1 No 4 (1902-05-10).djvu/9

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trop préoccupé de me donner bonne opinion de vous, pour vous représenter sous de pareilles couleurs ; vous savez bien que ce ne serait pas fait pour me plaire, à moi, élevée au fond de mes bois.

Non, vous êtes jeune, car en quelques mois, vous vous promenez de Rome à Manchester, et vous travaillez vigoureusement dans l’intervalle, peut-être même pendant que vous y êtes. Mais, faites attention, si vous voulez conserver dans mon estime le rang auquel je vous avais placé.

Je sais bien ce que vous voulez mettre en pièces. C’est le bon Dieu que vous voulez détruire, lui, en qui j’ai tant de confiance et dont je ne trouve pas le monde si mal fait que vous le prétendez.

Essayez un peu de me l’ôter !

C’est ensuite cette classe de la société à laquelle j’appartiens, parce que vous la jugez inutile et même nuisible. Je la défendrai contre vous. Vous voudriez m’arracher ma joie de vivre, non parce que vous même ne jouissez pas de la vie, pas du tout ! Mais parce qu’il vous déplaît que je sois heureuse, tant qu’il existe des créatures qui ont faim. Nous verrons lequel de nous deux est davantage venu au secours de ses frères. Maintenant, vous n’admettez peut-être pas la famille chrétienne plus que l’autre ?

Je ne suis pas aussi dangereusement possédée du besoin de destruction que vous voulez bien le dire. Vraisemblablement, j’ai dans le sang, j’ai sucé avec le lait, des principes conservateurs. Jamais je n’ai cassé une seule de mes poupées ; je conserve des petits verres depuis ma première enfance : je n’ai pas le courage de cueillir une fleur, de peur de lui faire mal et de la voir se faner avant les autres, jamais, même pour la mettre dans mes cheveux, qui sont fort longs et pendent sur mes épaules. Ni tête rasée, ni lunettes, ni pince-nez, rien de l’émancipation des femmes !

On m’avait donné une fois un bouvreuil ; je ne puis souffrir les oiseaux en cage, et la pauvre bête, avec cela, sifflait le « Mantellied ! » C’était si navrant que je l’ai rendu au bout de deux jours. J’ai, dans la forêt toute une volière en liberté qui vient sur ma fenêtre et vole autour de moi. Voilà mon besoin de destruction ! Comme de loin on juge mal les caractères ! Le bon Dieu a une manière à lui de les composer qui met au défi les plus habiles professeurs de logique et d’esthétique.

Puisque vous craignez l’esclavage dans notre maison, vous faites bien de nous éviter. Il ne faut pas qu’il en soit fait de vous comme du pauvre oiseau qui se donnait tant de peine pour me siffler sa plus belle chanson et qui me rendait si malheureuse. Oh ! mon Dieu ! La liberté seulement, la liberté ! Je crois que vous détestez les femmes et moi les hommes, de peur de ce grand esclavage qu’on nomme le mariage. Nous nous armons contre l’inévitable, contre les nuages sombres de la destinée qui montent à l’horizon comme un orage de printemps.

Pauvre désillusionné ! Est-ce que le vin nouveau de Rauchenstein vous a déjà donné mal à la tête ? Alors elle n’est guère solide, car vous n’avez pas encore goûté le vrai crû ? Voici une violette, un salut du printemps, qui vous arrive au milieu de vos neiges.

Ulrique de Horst Rauchenstein.

X
Greifswald, 23 mars 18…
Rayonnante donneuse de violettes !

« Dieu envoya à Noé l’arc-en-ciel, en signe de paix. » Ma blonde et charmante mère me disait cela, quand j’étais petit garçon, et que le dimanche j’apprenais à ses pieds ma Bible enfantine. Les mots et leur sens étaient depuis longtemps étrangers à mon oreille, car des années se sont écoulées depuis. Mais soudain un charme magique a déchiré ce voile du passé ; j’ai tenu dans mes mains une violette, un premier gage de printemps, et j’ai cru en voir jaillir l’arc-en-ciel, envoyé par Dieu à ses élus. Que disiez-vous dans votre première lettre ? « Les statues deviennent vivantes, les temples se relèvent de leurs ruines. » Mais toutes les statues prenaient à mes yeux une forme virginale, pleine de noblesse ; au lieu de temples, s’élevaient des rochers portant un vieux château à leur sommet. Je vous remercie, enfant, de ce rêve ! Il y a entre lui et la réalité un lien solide ; la réalité elle-même n’est d’ailleurs qu’apparence ; votre forêt verdoyante n’est elle-même qu’une poussière incolore, qui, un moment, sous la puissance magique de vos yeux, prend forme et couleur, et redevient ensuite poussière. Poussière elle est devenue, ma blonde et gracieuse mère, et vous-même, vous deviendrez poussière, et je deviens fou à chercher en vain le pourquoi !

Vous seule, si je pouvais vous préserver du sort commun à tous les hommes, je me réconcilierais avec l’ordre du monde ! Non, je ne veux plus rien détruire de ce qui vous est précieux, souriante fille de prince ! Les hommes n’ont compris qu’à demi le sens de l’arc-en-ciel ; ils n’ont laissé aucune paix à Dieu. Avec une curiosité ambitieuse, ils ont voulu escalader les nuages. Mais moi, noble châtelaine, je ne suis pas de ces hommes ambitieux ; je comprends le double sens de ce salut de printemps et j’élargis l’infranchissable abîme, qui, en dépit de toutes les escalades, demeure toujours entre le ciel et la terre. Si jamais notre terre devenait un ciel, alors je m’approcherais de vous et j’implorerais de vos mains une couronne au lieu d’une seule fleur ; mais cela n’arrivera jamais. Il y a deux mondes !

Je ne sais vraiment plus si je suis jeune ou si je suis vieux ; depuis longtemps, je n’ai pas fêté mon jour de naissance, et je n’ai ni parents, ni frères, ni sœurs, d’après lesquels je puisse calculer mon âge. Je suis vieux par la pensée, cela suffit, et j’ai réellement une bonne vieille femme. Elle s’appelle Mine, elle a été ma nourrice et me sert maintenant de ménagère. Elle est la fidèle compagne de mon appariteur, et porte pour devise : — Aussi dévouée que bornée.

À suivre.