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Page:Le Ménestrel - 1896 - n°28.pdf/5

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LE MÉNESTREL

les premiers le Jeu de Robin et Marion n’avaient aucun orchestre à leur disposition pour les accompagner, par cette simple raison que l’harmonie instrumentale destinée à accompagner le chant était inconnue alors. L’on aurait grand tort de parler ici du déchant, qui est un genre de composition tout spécial, exclusivement vocal, et dont la précédente citation de de Coussemaker a suffisamment démontré l’incompatibilité avec le genre du Jeu de Robin et Marion pour qu’il soit utile d’insister ; mais cet auteur lui-même cède au courant des idées modernes lorsqu’il avance que les voix étaient soutenues par les instruments, vu que ces instruments avaient ici leur rôle particulier, celui d’accompagner les danses, et n’étaient aucunement faits pour suivre les voix. Aussi bien, s’il faut absolument trouver aujourd’hui même des exemples d’exécutions purement vocales, nous n’aurons qu’à voir de quelle manière les chansons populaires sont exécutées par ceux qui ont gardé les traditions : ces chansons, souvent très longues, sont toujours chantées par la seule voix, sans aucun accompagnement instrumental. Il n’est pas douteux qu’il en ait été de même pour les chansons de même nature qui composent exclusivement la partie musicale du Jeu de Robin et Marion.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

MUSIQUE ET PRISON

(Suite)

Pendant que Latude ne demandait à la musique qu’une source de jouissance personnelles, un de ses co-détenus en faisait un instrument de propagande religieuse. C’était un prêtre, nommé Coffin, à qui des hallucinations mystiques avaient tourné la tête. Il prétendait régénérer le catholicisme par le calvinisme, et comme pour mieux marquer ses premiers pas dans la carrière de l’apostolat, il avait commencé par enlever des religieuses de leur couvent. Naturellement cet exploit, non moins que la profession de ses nouveaux dogmes, lui valut les honneurs de la Bastille ; et là, il passait toutes ses nuits à hurler des psaumes, pour la plus grande édification des prisonniers que cette ferveur insolite empêchait de dormir. Sa folie devint tellement insupportable qu’il fallut le transporter à Charenton, où il ne tarda pas à mourir.

La fameuse comtesse de la Motte, que le vol du collier de la Reine avait conduite à la Bastille, s’y livrait aussi à des excentricités vocales assourdissantes pour ses voisins ; mais ce n’était, ni pour correspondre avec eux, ni pour égayer sa solitude, qu’elle passait en revue son répertoire musical. Malgré qu’elle fût bronzée contre les émotions de toute nature, cette aventurière de grande race ne pouvait se défendre de l’impression nerveuse qui se traduit, chez bien des gens préoccupés, par l’irrésistible besoin de chanter. Ses Mémoires notent ainsi ce cas psychologique :

« … Le crédit de la maison de Rohan, disais-je en moi-même, procurera la liberté du cardinal, et je devrai la mienne à la générosité de la Reine. C’est ainsi que je raisonnais. Quelquefois, ces réflexions et d’autres du même genre me tranquillisaient, au point que je chantais chanson sur chanson avec une volubilité et une gaieté dont s’étonnaient les Invalides qui étaient de service dans les environs de ma chambre. Plusieurs dirent au gouverneur que je passais en revue au moins soixante ariettes par jour, que cependant ils ne pouvaient distinguer les paroles, mais qu’il semblait que je m’adressais à quelqu’un, que je me soulevais souvent jusqu’à la hauteur de ma fenêtre de manière qu’ils pouvaient me voir.

Le gouverneur leur ordonna en conséquence de faire attention à ce que je chantais. J’entendis un matin parler à voix basse sous ma fenêtre : je me doutais que c’étaient des espions.

— Tant mieux, me dis-je, et je me mis à chanter O Richard, ô mon Roi, en substituant le nom de Valois à celui de Richard ; j’eus soin également d’introduire le nom du gouverneur dans mon ariette et le finale de ma chanson fut un grand éclat de rire. »


Le soir, De Launay, le gouverneur de la Bastille, entrait chez la prisonnière et l’invitait à lui répéter un de ses airs favoris. Elle lui chanta un air de bravoure à tue-tête et termina la séance par ce coup droit :

— Maintenant, vous ne pouvez plus me dire que le règlement interdit de chanter, puisque vous avez été le premier à le violer en me demandant une ariette.

De Launay ne trouva rien à répondre et sortit. Mais il rentra presque aussitôt pour prier Mme de La Motte de ne pas chanter à l’heure où le cardinal de Rohan, compromis comme elle dans cette scandaleuse affaire du Collier, venait se promener, suivant son habitude, sous les fenêtres de la prisonnière.

Nous ne retrouvons plus cette nervosité — indice d’une conscience peu tranquille — chez le Dr Hallot, que la jalousie professionnelle de M. de Lassone, médecin du roi, fit enfermer en 1781 à la Bastille. Le docteur, quand on vint l’arrêter, jouait de la flûte : il mit l’instrument dans sa poche et suivit l’exempt. Arrivé à destination, il reprit sa flûte et termina son morceau. Une telle sérénité augmenta le nombre de ses défenseurs, et Lassone dut céder à la pression de l’opinion publique. Hallot ne resta que douze jours à la Bastille.

Tort de la Sonde devait y passer plus de neuf mois pour un motif presque analogue. Singulier personnage, en vérité, que cet intrigant qui, au dire de ses contemporains, s’employa si activement, pendant l’Empire et la Restauration, pour un de ces innombrables Louis xvii dont la race pullule encore ! Secrétaire du comte de Guines, notre ambassadeur à Londres, Tort de la Sonde avait commis de graves indiscrétions qui amenèrent sa disgrâce et son incarcération à la Bastille. Il comprit dès lors que la carrière de la diplomatie régulière lui était définitivement fermée et s’ingénia à se trouver des ressources pour le jour où il ne serait plus le pensionnaire, malgré lui, du roi Louis xv. Il jouait passablement du violon et il entreprit de perfectionner son talent pendant toute la durée de sa détention. S’autorisant d’espérances que lui avait laissé entrevoir Rochebrune, commissaire de la Bastille par métier et musicien par tempérament, Tort de la Sonde sollicita du lieutenant de police la permission de jouer du violon. Il s’engageait à user d’une sourdine si bien préparée qu’on ne pourrait entendre les notes « d’un bout de la chambre à l’autre », argument sans doute irrésistible ! car notre homme, plus discret comme virtuose que comme diplomate, vit sa demande favorablement accueillie.

Bien mieux, peu de temps avant la chute de la Bastille, les prisonniers étaient devenus les professeurs de musique de la maison. Le 3 mai 1788, Laffite de Pelleport écrivait au chevalier du Puget, lieutenant du roi au château :

« … Si Mlle du Puget peut se passer de son solfège pour quelques jours, je vous serai bien obligé de me le prêter. Quand vous voudrez, je suis à ses ordres pour finir ses principes de clavecin. »


Encore une figure originale que ce Laffitte de Pelleport, le futur beau-père de Bernardin de Saint-Pierre ! Il faisait partie de cette bande de pamphlétaires, doublés de maîtres chanteurs, qui exploitèrent si effrontément à Londres la cours de Versailles et jusqu’à Marie-Antoinette elle-même. Ce fut Laffitte de Pelleport qui écrivit le Diable dans un bénitier. Il dut à ce libelle et à bien d’autres de passer plusieurs années à la Bastille ; mais il avait gardé un assez bon souvenir des fonctionnaires qui s’y trouvaient alors, puisque, le jour où la forteresse fut envahie par le peuple, Pelleport entreprit de sauver M. de Losme, le major de la Bastille ; il ne put arrêter le bras de ses meurtriers et faillit lui-même tomber sous leurs coups.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.

NOUVELLES DIVERSES


ÉTRANGER

La mort de sir Augustus Harris pourrait bien amener la disparition complète de Covent Garden et de l’Opéra de Londres. Il paraît que lady Harris n’a pas la moindre envie de risquer sa fortune personnelle dans une entreprise de ce genre, ce qui est fort raisonnable, et que M. Faber, le titulaire du bail de l’immeuble, ne veut le confier qu’à un homme offrant toutes les garanties voulues. Cet homme ne se trouvera pas facilement, et il se pourrait bien que M. Faber cédât son bail au duc de Bedford, qui ne demande pas mieux que de convertir Covent Garden en un marché des quatre-saisons, comme il a fait déjà pour Floral Hall. Il paraît, en effet, qu’à Londres les choux et les oranges sont à même de payer un loyer plus considérable que l’art lyrique. Verrons-nous alors une season à Londres sans opéra et sans dames très largement décolletées dans les loges ? Quod Dei averlant !

— D’autre part on raconte, à Londres, que M. Maurice Grau se trouve à la tête d’un syndicat formé dans le but d’exploiter l’Opéra de Covent-Garden. Le contrat n’est pas encore signé, mais il paraît probable que M. Grau prendra la direction de Covent-Garden. Il resterait en même temps avec M. Abbey, à la tête du Métropolitan Opera House de New-York, la saison de Londres ne commençant qu’à l’expiration de celle de New-York. Le fait que M. Grau réunirait dans ses mains les directions de ces deux importants théâtres d’opéra pourrait même être fort utile au point de vue de l’acquisition des œuvres à jouer et des engagements d’artistes.