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Page:Le Ménestrel - 1906 - n°4.pdf/3

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LE MÉNESTREL

déchiffrable énigme ; comme il raille finement nos velléités champêtres :

« Il y a des hommes qui croient se promener à la campagne, lorsqu’ils marchent en ligne dans une allée sablée. Ils ont dîné ; ils vont jusqu’à la statue et ils reviennent au trictrac. »


Mais ce que l’observation possède rarement et n’a guère manifesté parmi nous, de La Bruyère à M. Taine, c’est le lyrisme d’Obermann, — son génie latent, son timide génie, contemporain de Beethoven et de la Symphonie pastorale qui demeure le plus étonnant des paysages, parce qu’elle était, aux yeux mêmes de son créateur, moins une peinture qu’un sentiment :

Mehr Ausdruck der Empfindungen als Malerei.

(À suivre.)

Raymond Bouyer.

BULLETIN THÉÂTRAL


Nouveautés. La Petite Mme Dubois, pièce en 3 actes, de MM. Paul Gavault et Jean Lahaix.

C’est à Soissons qu’elle vit, la Petite Mme Dubois, auprès de son mari qu’elle n’aime guère, mais qu’elle ne veut tromper à aucun prix. Et elle y a assez grand mérite, l’honnête jeune personne, car, jolie, elle est courtisée par beaucoup et serrée de tout près même par Gerbier, qu’elle aime en secret. Un incident dans la famille, la fuite d’un petit cousin qui ne veut pas se marier malgré lui, et aussi les déclarations enflammées de Gerbier, la décident cependant à secouer le joug conjugal. Elle filera, elle aussi, et, son mari forcé à demander le divorce, elle pourra convoler en justes noces avec celui que son cœur a choisi.

Tout se passe comme elle l’avait prévu, sauf, cependant, que Dubois, après avoir obtenu le divorce, ne veut pas faire signifier le jugement, en sorte que voilà des divorcés qui ne le sont pas. Si Dubois en agit ainsi, c’est qu’il s’est laissé mettre le grappin dessus par une madrée midinette parisienne manifestant l’idée bien arrêtée de se faire épouser. Dubois, convaincu qu’il a été trompé une fois, entend ne pas l’être une seconde, légalement tout au moins, et ce lui est une excellente excuse pour refuser le conjugo que cette non-exécution du jugement. Et la pauvre petite Mme Dubois, restée très honnête malgré tous les contretemps les plus fâcheux, se lamenterait indéfiniment si les circonstances ne lui venaient enfin en aide. Elle deviendra Mme Gerbier, tandis que la couturière adroite sera sacrée Mme Dubois.

La pièce de MM. Paul Gavault et Jean Lahaix — ce dernier nouveau, sans doute, au théâtre — qui a des coins de comédie tout à fait plaisants, qui est construite avec une adresse réjouissante et qui aurait gagné encore à être allégée de quelques petites longueurs aux deuxième et troisième actes, est parfaitement jouée par MM. Germain, Torin, Rozenberg, débutant avec fantaisie et vivacité sur la scène des Nouveautés, par Mmes Pernold et Rosine Maurel. La petite Mme Dubois, c’est Mlle Cassive, qui, avec de très charmantes qualités, a, dans ce rôle plutôt de tenue, à lutter contre un organe qui la prédispose aux cascadeuses où elle s’est montrée déjà supérieure. M. Colombey s’agite en un personnage qui aurait, peut-être, demandé plus de correction.

P.-É. C.

BERLIOZIANA

(Suite)

ŒUVRES DIVERSES
PUBLIÉES DU VIVANT DE BERLIOZ (suite)

Le Temple universel, op. 28.

Voici un morceau qui, jusqu’à ces derniers mois, est resté bien ignoré et comme inexistant dans l’œuvre de Berlioz. C’est un chœur pour voix d’hommes, qui fut gravé sous deux formes, n’a peut-être, en quarante-cinq ans, été exécutée sous aucune, et dont nous allons résumer l’histoire.

En 1860, l’institution de l’orphéon était florissante et semblait promettre la formation d’un nouvel art populaire, dont la réalisation a déçu bien des espérances. Quatre mille chanteurs des sociétés chorales françaises, accompagnés de la musique des Guides, étaient allés à Londres où ils avaient donné quatre grands festivals, et reçu un triomphal accueil. Si restreint que soit le répertoire de la bonne musique chorale pour voix d’hommes, ils avaient su constituer un programme dont on pourrait recommander le choix à leurs successeurs ; il s’y trouvait des chœurs (originaux ou transcrits) de Marcello, Hassler, Mozart, Meyerbeer, Mendelssohn, Kucken, ainsi que des compositeurs français contemporains. Halévy et Ambroise Thomas avaient écrit, pour la circonstance, des chœurs dont le second surtout est resté au répertoire orphéonique : France ! France ! Le morceau d’Halévy fut chanté par les 4.000 voix accompagnées par des harpes ; celui de Thomas et quelques autres, avec la musique militaire ; un psaume de Marcello avec l’orgue. Il y avait là une véritable et grande manifestation d’art, au succès de laquelle les meilleurs esprits ne pouvaient qu’applaudir, et dont ils devaient souhaiter le renouvellement.

Aussi, les organisateurs ne manquèrent pas de profiter des bonnes intentions manifestées par le public et les chanteurs des deux grands pays : ils songèrent à recommencer dès l’année suivante. On avait raconté qu’à la fin du dernier festival, comme les quatre mille chanteurs français avaient entonné le God save the Queen, les quinze ou vingt mille spectateurs anglais qui remplissaient le palais de Sydenham s’étaient levés en masse, et, tout d’une voix, avaient répondu par le chant national français[1]. Il fallait profiter de si belles dispositions, et unir méthodiquement les voix des deux peuples. C’est à quoi l’on songea dès le retour ; le fragment de la lettre ci-dessous va nous apprendre qu’au bout de quelques mois tout était déjà préparé pour réaliser cette grande idée, et que pour cela l’on s’était adressé au plus digne :

« Je ne sais si je t’ai dit, écrivait Berlioz à son fils le 14 février 1861, que je venais de faire un double chœur pour deux peuples, chacun chantant dans sa langue. C’est pour les orphéonistes français qui vont au mois de juin faire une seconde visite aux orphéonistes de Londres ; les Anglais chanteront en anglais et les Français en français. On étudie déjà ici le chœur français, et tous ces jeunes gens sont dans un entrain d’enthousiasme que je ne demande qu’à voir se continuer jusqu’au bout. Ce sera curieux, un duo chanté au Palais de Cristal par huit ou dix mille hommes !… »


Le fait est que Berlioz, le représentant du genre colossal en musique, le premier initiateur des grands festivals de l’Industrie à Paris, lui qui avait écrit des pages enthousiastes sur une exécution de musique religieuse par des masses chorales à l’église Saint-Paul à Londres[2], avait, en lisant les comptes rendus du festival de 1860, dû tressaillir d’aise, et peut-être d’un vague regret de n’y avoir pas participé. Or, il s’agissait de faire mieux encore : doubler le nombre des voix, faire chanter deux peuples ! Pouvait-il rester insensible à cette perspective ? Non certes, et quoiqu’il fût déjà bien désenchanté, la lettre dont on a lu les lignes précédentes montre que, pour réaliser une œuvre si conforme à ses tendances, il avait bien vite retrouvé sa belle ardeur.

Le morceau qu’on lui avait donné à mettre en musique avait pour titre le Temple universel : ce temple est celui qui doit un jour réunir sous son toit tous les peuples de l’univers. Les vers étaient de J.-F. Vaudin, directeur du journal l’Orphéon, qui déjà, l’année précédente, avait fourni à Ambroise Thomas et Halévy les paroles de leurs chœurs. La lettre du 14 février 1861 indique qu’à ce moment la musique en était composée et gravée (puisqu’elle était à l’étude), et Berlioz s’y loue de l’enthousiasme des jeunes gens qui l’interprétaient. C’est donc à une époque encore antérieure à cette date que doit être reportée une autre lettre de Berlioz (inédite) qui traite du même sujet, et fait entrevoir déjà des difficultés :

« 
Mardi matin.

Monsieur,

M. Vaudin m’écrit ce matin que vous avez donné de notre chœur à la gravure ; il ne faudrait pourtant pas graver la partie des Anglais avant d’avoir la traduction, car il faudra un double texte dans cette partie. Auriez-vous adopté l’idée de faire une autre édition pour Londres ? Je ne comprends pas bien comment on pourrait éviter ce double emploi si vous gravez à Paris le chœur anglais sans paroles anglaises. Quand vous aurez quelques minutes de loisir, je serais bien heureux que vous voulussiez bien venir causer avec moi de tout cela. Je suis si accablé de travail de toute espèce et de maux de tout genre que je ne vois pas trop que je puisse aller vous trouver ces jours-ci ; sans cela je vous éviterais le voyage.

Mille complimens empressés.

Votre tout dévoué,

H. Berlioz[3].
 »
  1. Revue et Gazette musicale du 8 juillet 1860.
  2. Soirée de l’orchestre, p. 259. Cf lettre à d’Ortigue, de Londres, 21 juin 1851 : « … l’impression sans égale que j’ai reçue dernièrement dans la cathédrale de Saint-Paul, en entendant le chœur des six mille cinq cents enfants des écoles de charité… C’est, sans comparaison, la cérémonie la plus imposante, la plus babylonienne, à laquelle il m’ait, jusqu’à présent, été donné d’assister. Je me sens encore ému en t’en parlant. Voilà la réalisation d’une partie de mes rêves et la preuve que la puissance des masses musicales est encore absolument inconnue. »
  3. L’original de cette lettre est relié dans un exemplaire des Groteses de la musique de Berlioz, ayant appartenu au journaliste Teste, et appartenant actuellement à M. Adolphe Jullien. Il en est fait mention dans le catalogue Paul Cornuau, no 3465. Le destinataire n’est pas connu : c’est évidemment un des directeurs de l’Orphéon.