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LE MÉNESTREL

changé depuis l’époque où ces lettres ont été écrites ». Un roman par lettres ! Cela même n’est-il pas une date ? Illisible de suite, au gré, toutefois, de notre exigence, c’est moins un roman que le journal d’une âme : « Il faut l’ouvrir au hasard », comme dit Obermann de son cher Montaigne.

Obermann écrit en solitaire « qui parle avec son ami comme il rêve en lui-même ». Il ne chante pas une Symphonie héroïque, à l’exemple de son magnanime et douloureux contemporain Beethoven, — quitte à raturer bientôt, sur la première page, le nom flamboyant du premier consul ; il ne s’écrie pas non plus : « Levez-vous vite, orages désirés ! » avec la belle emphase de René, le héros, plus impatient, de Chateaubriand qui, l’année suivante, détachera l’orgueil isolé de sa grande ombre sur le soleil d’Austerlitz : Obermann, songeur, est « né pour souffrir » et détaille sa souffrance ; il dit son immense regret, le sentiment universel qui l’agite ; il écrit parce qu’il a « quelque chose de noir à contenter », comme dira le romantique Eugène Delacroix qui l’aimait.

Méconnu dès sa naissance, il ressuscitera plus tard, tel André Chénier ; mais le romantisme épanoui fera du novateur un disciple : éternel destin des modestes ! Sur les quais, Ampère le découvre, comme le philosophe Malebranche avait connu Descartes, et le porte en courant à ses amis d’Auteuil. On le cite en épigraphe ; mais on tait l’ouvrage. En 1833, Sainte-Beuve l’honore d’une préface, en le définissant « un psychologiste ardent, un lamentable élégiaque des douleurs humaines et un peintre magnifique de la réalité » : c’était trois fois justice. Onze ans après, c’est George Sand qui cherche à son tour à le définir, après avoir écrit, au mois d’août 1837, dans une lettre datée de ce Fontainebleau dont la peinture large de Senancour résume à ses yeux l’antique majesté : « Obermann est un génie malade. Je l’ai bien aimé, je l’aime encore, ce livre étrange, si admirablement mal fait ; mais j’aime encore mieux un bel arbre qui se porte bien. » George Sand ajoute : « Il faut de tout cela : des arbres bien portants et des livres malades, des choses luxuriantes et des esprits désolés… » Joseph Delorme et Lélia pensent de même. Mais ont-ils bien entendu cette monodie[1] funèbre comme l’aspect des grands bois ? Ont-ils bien compris cette personnalité sans pareille en sa modestie fière, que son plus récent portraitiste nomme plus profondément « une figure recueillie de l’enthousiasme » et que les derniers rêveurs d’un temps positif aperçoivent, quand le soir descend sous les beaux arbres, avec les traits « d’un faune extrêmement doux et bon, dont le sourire fut toujours triste en raison de ce qu’il y a de mort dans les forêts » ? M. Pilon ne parlait que de Senancour[2] ; nous parlons aujourd’hui d’Obermann ; mais Obermann et Senancour sont synonymes. Et voilà donc la note juste.

Obermann se déclare un fantôme « inutile et triste » ; aucune âme, depuis celle de l’Écclésiaste, n’a possédé mieux le sentiment du néant, de tout ce qui passe. En une seule nuit mémorable de lune et d’angoisse, il reconnaît avoir « dévoré dix ans de sa vie ». Sans foi ni loi, mobile et passionné dans sa solitude, il abuse du thé, se couche tard, mange lentement, s’occupe de tout ; il se réserve continuellement : l’avenir le hante. Il regrette et redoute l’amour ; le terme d’amoureux lui paraît le plus sot des mots, et nul n’a tracé de plus beaux hymnes en l’honneur du fils aveugle d’Aphrodite ! On dirait qu’il a peur de vivre ; et, parfois, le remords le prend de n’avoir pas aimé : sa jeunesse est restée comme en suspens dans l’incompréhensible univers. Toujours attendre, et finir par ne plus espérer : telle est sa destinée silencieuse ; et le destin, diront les résignés, « c’est peut-être le devoir de la vie ! » De bonne heure, il a senti le néant des heures « longue et fugitives »… En vain, tout se renouvelle ; il reste le même. Il périt d’inanition. Ce nomade est un casanier : la nature ne l’a point fait voyageur ; on le prend pour un Anglais atteint du spleen ou pour l’amant d’une belle ténébreuse… Aïeul d’Olympio, son désir l’incline à revoir le décor permanent de ses rêves défunts : au fond des bois, il ne s’oriente jamais et s’égare volontiers ; à défaut de maîtresse, il savoure la volupté de la mélancolie, cette voluptueuse mélancolie des souvenirs ; il craint le printemps et chérit l’automne : « Je trouve plus de repos vers le soir de l’année… »

Et d’où ce grand désenchantement ? La date seule nous répond.

Comparez Obermann et le Valmont des Liaisons dangereuses : Obermann, c’est vingt ans après ; 1784 était une fin brillante, mais une fin ; 1804 est une aube amère, mais une aube. La volupté machiavélique de Valmont se vante d’avoir conquis la jeune fille sans lui parler d’amour ; la volupté timide d’Obermann esquisse le rêve d’un bonheur plus pur et redoute d’en rencontrer la réalité : car c’est toujours la volupté du xviiie siècle qui règne sur les cœurs, exaltant les premiers songes de Mme de Staël ou faisant sourire les portraits féminins de Vigée-Lebrun ; mais, entre ces deux voluptés, un abîme : une Révolution. Obermann est le matin frileux de la nuit dont Valmont fut la lueur moqueuse.

Et même divergence entre leurs auteurs : officier d’artillerie et secrétaire intime du duc d’Orléans, ami des Girondins et journaliste voltairien, l’analyse aussitôt célèbre des Liaisons dangereuses était un soldat, expert dans l’art de mettre le feu aux poudres ; enfant malingre et petit géographe courbé sur les sphères, élevé dans le jardin fleuri d’un vieux prêtre, échappé du séminaire, ruiné par la Révolution, nourri de Jean-Jacques et des murmures de sa tombe, exilé méditatif et plaintif, sentencieux et verbeux, mais pénétrant, le confident d’Obermann est un philosophe opposant la nature à la société, préférant l’énigme d’un monde au clinquant de la vie sociale qui n’est, peut-être, qu’une « longue distraction »… Rimeur de poésies fugitives, ailées de grâce légère, Ambroise Choderlos de Laclos, quoique provincial, incarnait la France gauloise, étourdie, qui s’écriait : Après nous le déluge ! Poète d’hymnes en prose, estompées de gravité douce, Étienne Pyvert de Senancour, quoique Parisien, représente la France sérieuse, déjà romantique à son insu, mûrie prématurément par le malheur et qui devient musicienne ou paysagiste, afin d’oublier le monde dans la joie d’un beau ciel.

Mais ce Faust moderne en carrick de voyage est un Français quand même, dégageant l’allure de sa race du crépuscule de l’heure et reflétant sa personnalité dans la tradition ; ce sentimental est un Montaigne romanesque au demi-sourire ironique et tendre, un réaliste du clair-obscur : il donne plus d’une fois l’impression d’un La Bruyère de 1804, estimant avant tout la précision du mot propre et du détail vrai. L’interjection sincère n’est pas son unique préférée : à côté des exclamations à la Jean-Jacques et des hymnes, il note les trouble-fête de son amertume et les cris de la rue, la voix de la blanchisseuse qui chante à sa fenêtre, sous les toits, la besogne du plumitif qui épousera, vers la cinquantaine, sa servante maîtresse ; et sa hautaine solitude n’envie point du tout le ménage pauvre « où il y aurait eu de la soupe si le chat n’eût pas renversé le bouillon »… Des ironies qui sont nôtres : il sait « le demi-regard » capable de remettre un inférieur ou l’aubergiste à sa place, et le moyen de lui faire ôter son chapeau d’une certaine manière… Dans leq romans romanesques, on voyage sans le sou : méthode dangereuse dans la réalité, car « les aubergistes ne sont pas au fait ! »

L’homme sensible n’est donc pas la femmelette qui pleure son oiseau mort ; c’est un libre esprit qui a lu Marc-Aurèle sans surprise ; un affectueux, profondément imbu de l’immanente religion de la nature et de l’amour, mais qui doute de l’absolu d’un dogme autant que de l’éternité d’un sentiment ; nul peintre n’a plus librement senti la nature et nul psychologue n’a plus hardiment parlé de l’amour ; il préfère tout, même « la délicate folie du plaisir », à l’hypocrisie des pédants ; il n’attend rien de Rome ni des moines romains : et si la morale est inséparable d’une religion positive, alors son ironie déclare « qu’il faut rallumer les bûchers ». On n’est pas plus français… de tous les temps ! Écoutez ce paysagiste, éperdument amoureux de l’in-

  1. Originale expression de George Sand, en sa préface d’Obermann, où Delacroix trouvait trop de « rhétorique ».
  2. Dans la revue l’Ermitage, numéro de juillet 1904, pages 215-234.