Page:Le Masque 1912.djvu/355

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À la fin de la conférence, quelqu’un demanda que Walt récitât Captain, my Captain, l’ode dédiée par lui à la mémoire de Lincoln. La pauvre voix du vieillard s’éleva de nouveau, un peu avant le crépuscule, sanglotant plutôt qu’elle ne psalmodiait les vers funèbres. J’étais en présence du sublime et je ne pus que pleurer en écoutant ce thrène que Francis Vielé-Griffin a si admirablement traduit en français.

Lorsque la voix mourut dans un bruit d’applaudissements, qui me parurent attentatoires au deuil du poète, Stedman s’avança sur la scène et nous annonça que Walt Whitman serait heureux de recevoir, le soir même, ses amis connus et inconnus à l’hôtel où il était descendu et dont j’oublie le nom.

Timides malgré l’invitation, mes deux amis et moi cherchâmes un prétexte pour présenter, mêlés à la petite foule des fidèles, nos hommages au Maître. Je me souvins à propos que je venais de recevoir de Paris quelques numéros de La Vogue, dont l’un contenait une traduction des Enfans[1] d’Adam par Jules Laforgue. Je courus chez moi, et, muni du précieux opuscule, je m’en fus avec mes amis chez Walt Whitman.

On nous introduisit dans un grand salon déjà sombre où le poète, assis, recevait les visiteurs dont Stedman lui transmettait les noms. Attendant notre tour, je pus longuement le contempler de près. Je crois que jamais aussi beau vieillard n’a paru parmi les hommes. Certes, Tennyson, Longfellow, Tolstoï furent beaux, mais d’une beauté plutôt spirituelle que plastique, tandis que chez Walt Whitman l’harmonie du corps était égale à celle de l’âme. Le visage était de proportions parfaites : le front arrondi en dôme rappelait celui de Shakespeare ; sous la noble arcade sourcilière, les yeux, candides et bleus comme ceux d’un petit enfant, pétillaient de malice et de bonté ; les lèvres, pleines, rouges et charnues, dessinaient un arc d’une charmante finesse. Ce visage, dont la douceur tempérait la majesté, s’encadrait d’une chevelure et d’une

  1. Sic.