Page:Le Masque 1912.djvu/356

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barbe encore abondantes malgré l’extrême vieillesse du poète. Le teint rappelait exactement celui d’un jeune garçon blond un peu animé par la course. Les épaules étaient robustes, le cou rond et bien dégagé, les attaches fines. Jamais je n’ai vu homme aussi frais, aussi net, aussi immaculé. Une jeune femme l’eût aimé d’amour, tant ce vieillard, aurait-elle dit, était appétissant. Il semblait nourri des sucs les plus purs de la terre, et je me plais à imaginer que sa chair devait fleurer le soleil et l’écume marine. Il portait, ce jour-là, un veston de velours noir, un grand col rabattu de toile non empesée et de belles manchettes de dentelles. Car il était fort coquet à sa façon.

Lorsque mon tour vint de lui être présenté, je lui tendis, en bredouillant, mon numéro de La Vogue. Je ne sais comment je parvins à lui faire comprendre qu’il s’agissait de la traduction d’un de ses poèmes par un jeune poète français, Jules Laforgue. Un soudain éclair dans son regard, un sourire lui détendant le visage, un joli sursaut de son attention lassée me prouvèrent que mon offrande lui faisait plaisir.

— Ah ! comme je suis heureux qu’on me traduise en français ! s’écria-t-il.

Et je me rappelai le poème magnifique qu’après l’année terrible il avait dédié à la France. Il me demanda des renseignements sur Jules Laforgue, dont il aurait d’ailleurs peu compris le génie.

— Et quels poèmes de moi a-t-il traduits ? demanda-t-il.

— Les Enfans d’Adam, répondis-je.

C’est dans cette partie du recueil des Feuilles d’Herbe que se trouvent les passages qui choquèrent le plus la pudibonderie américaine, et qui firent ranger le chef-d’œuvre de Walt Whitman, par je ne sais quel postmaster ivre de vertu, parmi les écrits obscènes dont l’envoi par la poste expose l’expéditeur aux pires sévices de la loi.

Walt Whitman eut un sourire à moitié content, à moitié espiègle, en me répondant :