Page:Le Monde slave, revue mensuelle, 1938-04.djvu/394

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fort mal choisi – pour lui, du moins, car ledit grand personnage n’en pouvait rêver de plus propice à l’étalage de son importance. Enfermé dans son cabinet directorial, il y devisait de fort belle humeur avec un sien ami et camarade d’enfance qu’il avait perdu de vue depuis plusieurs années. Prévenu qu’un certain Bachmatchkine demandait à le voir :

— Qui est-ce ? demanda-t-il d’un ton brusque.

— Un fonctionnaire, lui fut-il répondu.

— Ah ! Eh bien, qu’il attende ! Je suis occupé.

C’était là, il faut l’avouer, un impudent mensonge : notre important personnage n’était pas le moins du monde occupé. La conversation languissait depuis un certain temps déjà ; de longs intervalles la coupaient au cours desquels les deux amis se tapotaient mutuellement les cuisses en répétant : « C’est comme ça, Ivan Abramovitch ! — Certainement, Stépane Varlamovitch ! — En donnant ordre de faire attendre Bachmatchkine, notre homme entendait simplement montrer à son ami retiré du service au fond de la campagne, le pouvoir qu’il détenait sur les fonctionnaires obligés d’attendre son bon plaisir dans son antichambre. Quand, le cigare aux lèvres et renversés dans de confortables fauteuils à bascule, ces messieurs eurent bavardé ou plutôt se furent tus à leur aise, le puissant personnage parut soudain se souvenir de quelque chose et dit à son secrétaire qui se montrait à la porte avec des dossiers sur les bras :

— À propos, je crois qu’il y a là un fonctionnaire. Vous pouvez le faire entrer.

À l’aspect du piteux Akaki Akakiévitch et de son non moins piteux uniforme, notre important personnage se tourna brusquement vers lui :

— Que désirez-vous ? lui demanda-t-il de cette voix rêche et coupante dont il avait fait l’apprentissage devant son miroir, dans la solitude de sa chambre, une bonne semaine