Page:Le Normand - La Maison aux phlox, 1941.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
[22]
LA MAISON

— Tout ce temps perdu, et elle ne veut même plus jouer une note pour nous.

— Ni pour vous, ni pour moi, disait-elle.

Elle riait. Elle était si jeune et avec des joues si rondes, si fraîches et creusées de fossettes, qu’on lui pardonnait. Elle aurait d’ailleurs pu se défendre. Ses yeux brillaient de rêves, de résolutions, et déjà elle savait que ses études musicales n’avaient été ni du temps perdu, ni même de l’argent perdu.

Le piano aurait pu le dire. Le piano savait ce qu’il avait été pour elle. C’était pendant les heures qu’elle avait passées dans la solitude du salon, à jouer et rejouer inlassablement, qu’elle avait formé son intelligence et son cœur à cette vie intérieure qui peu à peu mûrissait son âme, la préparait à cette autre vocation qu’elle allait ensuite se découvrir, et poursuivre avec une ténacité qui tiendrait jusqu’à sa mort, elle en était sûre.

Au lieu de ne songer comme les autres qu’à s’amuser, elle demeurait des heures toute seule, devant son piano, et devant ses problèmes et les problèmes des autres. Les soucis parsemaient déjà sa route. Elle soupçonna tout de suite les pièges, les cruautés de l’existence terrestre, et comprit qu’il fallait de la volonté pour sortir de l’ornière facile de la banalité, de la médiocrité ; et qu’il fallait ordonner sa pensée comme un