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LE PRÉSENT.

— Ce qu’il y a, jeune homme ? À votre âge, ne connaissez-vous pas encore le canon ?

Des détonations multipliées ébranlaient l’atmosphère. Marguerite s’élança dans la rue. La confusion et le bruit de la veille avaient cessé. On n’entendait que des grondements sourds et prolongés, suivis et accompagnés de pétillements secs comme ceux d’une branche de bois mort qui se casse. Cependant la rue était pleine de monde. Des gardes nationaux se rendaient en armes du côté de la canonnade ; des hommes en blouse les suivaient ou les précédaient, et dans cette multitude muette passaient à chaque instant, rapides comme l’éclair, au galop de leurs chevaux, des aides de camp, des officiers d’ordonnance qui portaient des ordres. La matinée était froide et brumeuse. Marguerite alla du côté où allait tout le monde. En approchant de Belleville, elle entendit plus distinctement le bruit du combat. Parallèlement à ceux qui montaient, des hommes descendaient, appuyés sur leurs fusils et perdant leur sang : c’étaient des blessés. Marguerite, saisie d’horreur, ne reculait point pourtant ; elle était comme attirée par le bruit qui croissait de plus en plus. Un peu au-dessus du canal Saint-Martin, elle rencontra un jeune soldat que deux de ses camarades portaient sur leurs fusils entrelacés. Son uniforme était ouvert sur la poitrine, et sa vie s’échappait par une large blessute. Un instant Marguerite, dans ce visàge pâle et ces yeux éteints, crut reconnaitre son frère. Elle s’élança en poussant un cri ; le blessé rouvrit les yeux ; un des porteurs la repoussa rudement. Marguerite, reconnaissant son erreur, allait s’excuser, quand un boulet, enfilant toute la largeur de la rue, frappa d’un seul coup et le soldat qui l’avait repoussée et le blessé. La blouse qu’elle portait fut tachée de sang.

Le survivant ramassa son fusil, et, trompé qu’il était par le costume de Marguerite, il lui dit :

— Allons, fainéant, ramasse-moi cette clarinette de cinq pieds, et viens te faire tuer avec moi ; Jacques a son compte : à notre tour !

Celui qui parlait ainsi était un vieux soldat au teint bronzé par le soleil d’Italie et le ciel glacé de la Russie ; aux longues moustaches noires qui lui couvraient la moitié du visage. Tout en parlant, il mettait le fusil dans la main de Marguerite. Cette main tremblait.

— Sacrebleu ! est-ce que tu t’aviserais de caponner, par hasard ? Une ! deux ! vivement ! Il faut que tout le monde s’emploie aujourd’hui. Prends les cartouches de Jacques.

Un escadron de cavalerie parut alors à l’entrée de la rue, chassant devant lui quelques hommes disséminés. Ceux-ci, en arrivant à la hauteur où se trouvaient Marguerite et son compagnon avec quelques gardes nationaux, se retournèrent : quinze ou vingt fusils partirent ; Marguerite restait immobile.

— Tire donc, sacrebleu ! tire donc ! le fusil est chargé, lui dit son camarade im-