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L’ANNÉE DES COSAQUES.

avait jadis entendu faire aux vieilles femmes dans les longues soirées d’hiver. Il lui semblait que les cadavres rouvraient leurs yeux pour la voir passer, étendaient la jambe pour la faire tomber ; elle trébuchait involontairement, et elle croyait alors entendre des rires étouffés bruire autour d’elle. Elle essayait d’occuper son imagination ailleurs, elle voulait penser à son frère, à son père ; elle ne pouvait ; la curiosité, l’horreur, une émotion inassouvie la ramenait toujours au spectacle affreux qui s’étalait sous ses regards. Toute la journée pendant le combat, la neige n’avait cessé de tomber. Marguerite ne pouvait détourner les yeux de ces corps enveloppés de ce blanc linceul. Elle s’avançait donc en frissonnant ; à chaque pas quelque horreur nouvelle apparaissait devant elle. Les corps mutilés, sillonnés de coups de sabre, percés par la baïonnette, ouverts par les boulets, se multipliaient sous ses pieds. Tout à coup elle s’arrêta ; par un geste de terreur instinctive, elle étendait le doigt vers quelque chose qui lui semblait remuer dans l’ombre ; c’était le cadavre d’un cavalier, sa tête reposait sur les flancs de son cheval couché sous lui, et une blessure béante, épouvantable, creusait sa poitrine défoncée par un biscaïen. De plus, une balle était logée dans l’œil gauche, et l’œil droit, par une contraction du nerf optique, était resté ouvert et fixe ; le front plissé était sombre, la bouche riait, la figure grimaçait, la main serrait le sabre comme pour frapper encore ; c’était quelque vieux cavalier des guerres de l’Empire, héros inconnu qui était venu tomber obscurément sur le sol natal après avoir fait le tour du monde à la suite de l’Empereur.

Marguerite resta quelques instants comme pétrifiée ; elle se demanda si elle n’était pas en proie à quelque horrible cauchemar, puis tout à coup elle s’élança et traversa en courant la plus grande partie de la plaine. Après quelques minutes de cette course rapide au milieu des morts, des débris de toute sorte, des canons couchés à terre comme des épis de blé, elle s’arrêta épuisée, haletante et posa la main sur son cœur pour en comprimer les battements. Alors elle aperçut au loin les feux allumés dans la forêt, et sa frayeur se dissipa en partie. Le patriotisme ardent que son père lui avait inculqué reprenant son empire, elle continua sa route à pas lents, regardant aux cadavres