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L’ANNÉE DES COSAQUES.

dont sans doute elle avait trouvé le secret sous la doublure lilas de son chapeau rose, lui montra du doigt un fauteuil en souriant.

Tête-à-tête charmant que tant de peines n’avaient point acheté d’une trop dure rançon ! En deux heures, Georges et Marguerite lurent ensemble par cœur, de la première à la dernière ligne, tout le livre des amoureux, ce livre, le plus ancien de tous, qui a paru dans le Paradis terrestre, qui est sorti des lèvres d’Adam et d’Ève à leur première rencontre, et dont tous les nôtres sont faits. Qui n’a parcouru dans sa vie quelques pages de cet adorable livre ? Les plus ignorants en épèlent tous quelques mots, et les plus glorieux parmi les hommes, Virgile, Racine, Pétrarque, sont ceux qui l’ont lu le plus couramment. Vieux petit livre aux feuillets usés, aux paroles toujours les mêmes et toujours nouvelles, tu seras éternellement jeune et éloquent ! D’ici à la fin du monde, on ne t’ajoutera pas un chapitre ; les générations se transmettent les unes aux autres tes paroles de feu, et toutes se succéderont, te feuilletant sans cesse avec délices, jusqu’à la consommation des siècles.

Plus d’une fois, il faut l’avouer, le prince regretta de ne pouvoir illustrer ses discours de quelques baisers ; mais la jeune fille fut inflexible, presque toujours. La nuit étant venue depuis quelque temps, Marguerite congédia Georges ; et, une heure après, l’ange des nuits d’amour murmurait à son oreille ses plus douces mélodies, et appelait autour des rideaux du jeune homme l’essaim de ses rêves les plus enchantés. Cependant, l’ange des ambitions heureuses entrait dans la tente d’Alexandre, et l’ange des revers, vêtu de deuil, s’envolait en sanglotant sur la route de Napoléon.

Hélas ! pourquoi cette idylle a-t-elle pour accompagnement à ses amours joyeux ou tristes le bruit du fer contre le fer, et le fracas de l’artillerie qui tonne ou des caissons qui roulent ? J’en suis venu à ces jours de triste souvenir qui sont, sans déshonneur, l’inguérissable douleur de la France, et, à côté de la blessure de mes deux jeunes cœurs, j’ai à sonder toujours plus avant la blessure faite au cœur de la patrie. Enfin, c’en est fait ; l’épée a touché le fond ; elle ne peut aller plus avant ; la France, à moins de mourir, ne saurait souffrir davantage. Il me faut maintenant faire appel à tout mon courage pour raconter ce triomphe néfaste que rêvaient depuis si longtemps Berlin, Vienne et Moscou humiliées, qu’avait préparé Leipsick et plus encore les glaces de la Russie.