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L’ANNÉE DES COSAQUES.

tous ces fronts ses notes les plus hautes ; alors furent jetées au vent de nos places, à l’écho de nos rues, les plus orgueilleuses fanfares, et les pas de tous ces hommes résonnèrent d’une cadence plus forte et mieux marquée sur nos pavés humiliés. Ah ! que ne s’étaient-ils dressés en imprenables barricades, et que ne recevaient-ils plutôt le choc du boulet, celui-là du moins ne déshonore pas !

Alexandre s’avançait en saluant à droite et à gauche ; Scythe et barbare au milieu des Athéniens modernes, la modestie de sa contenance semblait demander grâce pour tout l’éclat qu’il traînait après lui. On eût dit qu’il se sentît plier sous le poids d’une telle fortune, et si inespérée ! Lui, le petit-fils d’une sorte de héros sauvage, le souverain des Baskirs et des Kalmoucks entrer en conquérant dans la ville de Louis XIV devenue celle de Napoléon !

Il marchait, saluant les dames aux balcons du chapeau et du sourire, quand il arriva à la hauteur du boulevard Poissonnière. Là était Marguerite ; elle était triste, elle se disait que celui qu’elle cherchait des yeux dans cette foule avait passé sur les ruines de la cabane où elle était née ; elle pensait que toute cette pompe célébrait un événementfuneste à son pays ; elle se rappelait que son père était un vieux soldat, que si Georges était un des vainqueurs, son frère était un des vaincus, qui sait ? peut-être un des morts, et elle sentait se rallumer en elle les patriotiques ardeurs qui l’enflammaient quand elle faisait le coup de feu dans la rue de Belleville, et des larmes coulaient de ses yeux. Alexandre l’aperçut ; il connaissait son histoire par les lettres d’Ostrowki, et sa figure pour l’avoir vue relever blessée à Belleville ; il la salua avec un charme infini. Georges passa et salua à son tour dans le bruit et la pompe des fanfares guerrières. Sa tête d’enfant était fière et animée sous les touffes de plumes bleues, blanches et rouges, qui ombrageaient son chapeau d’ordonnance. C’était un jeune et beau vainqueur ; Marguerite pourtant se rejeta dans sa chambre après l’avoir vu se perdre au loin dans la foule, et elle laissa un libre cours à ses larmes.

Sous ses fenêtres elle entendait passer, bondir et retentir, de plus en plus haut, l’orgueilleuse musique ; la voix des clairons déchirait son oreille, et elle s’abîmait dans les plus tristes pensées. C’était un ennemi de la France qu’elle aimait ! Il venait de passer là à la suite d’un prince étranger, sous un uniforme étranger, triomphant de sa douleur et de sa honte à elle ! Son père, l’austère soldat patriote, n’avait-il pas rai-