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Page:Le Présent, année 1, tome 1, numéros 1 à 11, juillet à septembre 1857.djvu/208

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LE PRÉSENT.

son de la chasser de son affection ? N’en était-elle pas indigne ? Et cependant comment ne pas aimer Georges ? Était-il une haine qui ne dût se fondre à son approche et se changer en caresse et en sourire ? Et Marguerite, se laissant aller à la pente chérie de ses pensées, dans ce grand désastre du pays, n’aperçut plus que Georges ; elle le voyait brillant de force, de jeunesse et de fierté, au milieu d’un groupe doré, tel qu’il venait de lui apparaître ; puis, remontant le cours de ses souvenirs, elle le revoyait pâle, brisé, couché sur la terre nue comme une fleur qu’a touchée en passant la charrue.

Les derniers pas retentissaient dans la rue ; les dernières notes s’évanouissaient au loin ; le défilé était terminé. Marguerite se leva plus tranquille. Sans doute, il va venir, se dit-elle ; et vite, pour recevoir l’ennemi, elle lava avec de l’eau fraîche la trace des larmes sur ses joues, rajusta ses cheveux, les peigna, les lissa et se remit à la fenêtre.

Elle regardait vaguement devant elle. Les boulevards étaient pleins d’une foule compacte en habits de fête. Tout est spectacle pour les Parisiens, et les mêmes gens qui, la veille, avaient bravement lutté contre les Russes, avaient mis aujourd’hui leurs plus beaux habits pour les voir passer. Toutefois, on n’entendait point s’élever au-dessus de cette houle humaine ce bruit qui d’ordinaire sort d’une grande réunion d’hommes comme du flot de la mer. À part quelques groupes remuants et ornés de cocardes blanches, on était sombre et silencieux. À peine échangeait-on à voix basse quelques rares paroles ; chacun marchait devant soi et regardait sans rien dire la chaussée vide. On eût dit, chose étrange à Paris ! un peuple de fantômes.

Marguerite contemplait ce spectacle nouveau pour elle, et s’associait de cœur aux tristes pensées qui pesaient évidemment sur la foule, lorsqu’un cri, parti du boulevard qui était en face d’elle, attira son attention. Elle y jeta les yeux, et qui vit-elle, attachant sur la fenêtre où elle se tenait penchée un avide regard ? Un jeune homme, un soldat, qui ressemblait à s’y méprendre à son frère. Ce fut à son tour à s’écrier ; elle tendit les bras, et, un moment après, Baptiste, son frère, car c’était bien lui, était auprès d’elle et la serrait sur son cœur.

Roczakoff, qui n’avait pu arrêter l’élan du jeune soldat, était sur le seuil de la porte et regardait stupéfait ces embrassements. Marguerite lui fit signe de sortir, il obéit,

— Et notre père, Marguerite ?