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Page:Le Présent, année 1, tome 1, numéros 1 à 11, juillet à septembre 1857.djvu/214

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LE PRÉSENT.

II

Je logeais avec Albert. Il ne dormait plus, je ne devais plus fermer l’œil. Vers minuit, il rentrait et s’installait au pied de mon lit pour me conter son bonheur et ses tourments ; ou bien, quittant son fauteuil, il mesurait la chambre dans tous les sens et déclamait avec feu. Ce bruit me berçait, je finissais par m’endormir, les yeux demi-ouverts par amitié pour lui. De temps en temps, à travers les brumes du sommeil, le nom de Marietta, pareil au son lointain d’une cloche, arrivait à mon oreille comme pour m’avertir d’écouter, et je toussais afin d’en avoir l’air. La langue de mon ami allait son train, trottant, galopant ; il me récitait, j’imagine, tous les romans qu’il avait lus ; il s’enivrait de ses propres paroles et il poursuivait avec monologues et dialogues, faisant les demandes et les réponses, le tout assaisonné de soupirs. Ce manége durait une grande partie de la nuit, sans pitié pour lui, sans pitié pour moi. Je ne sais lequel de nous deux je plaignais le plus. Au bout d’une semaine, exténué de fatigue, les yeux rouges, je priai mon médecin de me recommander, en présence d’Albert, le repos le plus absolu. Je me crus sauvé. Précaution inutile ! Le jour, mon ami se dédommageait de son silence nocturne et s’attachait à moi comme une ombre ; j’étais devenu confident de tragédie ; il était Oreste, j’étais Pylade. Vous voyez, l’amitié a des peines aussi bien que l’amour. Mais Albert était si dévoué pour moi avant ce maudit bal où les regards de Marietta lui avaient mis l’âme à l’envers ! Puis nous logions sous le même toit et ensemble ; j’étais presque son frère, lui presque le mien ; rien n’était à l’un, rien n’était à l’autre, tout était à tous les deux.

Quelquefois je le grondais, je lui versais sur la tête, en guise de douche, une pluie de conseils fort sages, mais autant eût valu parler couleurs à un aveugle, musique à un sourd.

— Plante là cette amourette, lui disais-je. Mon cher, la plupart des jolies femmes sont comme les méchants livres bien reliés ; l’enveloppe attire l’œil et trompe un moment ; on les ouvre, on essaye de les lire, mais au delà des dorures et de la peau il n’y a plus rien. Marietta ressemble à un de ces livres frivoles : la reliure est précieuse, la