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LE PRÉSENT.

Ce qu’on reproche par-dessus tout aux romans, c’est que leurs héros vicieux s’amusent beaucoup, nous amusent, et intéressent à eux. D’accord ! mais si le vice n’offrait pas d’immenses séductions, si, comme dit la Bible, Satan n’était pas le plus beau des anges, qui donc se laisserait dévorer sa fortune par une courtisane, sa santé par l’amour, sa vie par la débauche, son talent par la paresse ?… Nous avons cité Balzac ; — voici, sur la question qui nous occupe, son opinion entière, d’autant plus précieuse qu’elle n’a pas été imprimée dans ses œuvres :


« Moraliser son époque est le but que tout écrivain doit se proposer, sous peine de n’être qu’un amuseur de gens ; mais la critique a-t-elle des procédés nouveaux à indiquer aux écrivains qu’elle accuse d’immoralité ? Or, le procédé ancien a toujours consisté à montrer la plaie. Lovelace est la plaie dans l’œuvre colossale de Richardson. Voyez Dante ! Le Paradis est, comme poésie, comme art, comme suavité, comme exécution, bien supérieur à l’Enfer. Le Paradis ne se lit guère, c’est l’Enfer qui a saisi les imaginations à toutes les époques. Quelle leçon ! N’est-ce pas terrible ?… Que répondra la critique ? Enfin, le doux et saint Fénelon n’a-t-il pas été contraint d’inventer les épisodes dangereux de Télémaque ? Ôtez-les ; Fénelon devient Berquin, plus le style. Qui relit Berquin ? Il faut la candeur de nos douze ans pour le supporter.

« Les grandes œuvres subsistent par leurs côtés passionnés. Or, la passion, c’est l’excès, c’est le mal. L’écrivain a noblement rempli sa tâche, lorsqu’en prenant cet élément essentiel à toute œuvre littéraire, il l’accompagne d’une grande leçon. À mon sens, une œuvre profondément immorale est celle où l’on attaquerait les bases de la société par parti pris, où l’on justifierait le mal, où l’on saperait la propriété, la religion, la justice. En face du fripon, il faut placer l’homme honorable. C’est l’improbité, la probité juxtaposéescomme dans le monde.

« Supposez un homme de génie accomplissant le tour de force impossible d’un drame rempli d’honnêtes gens. Cette pièce n’aurait pas doux représentations ; les honnêtes gens connaissent leurs devoirs aussi bien que les scélérats, que les vicieux connaissent la vertu. Les gens du peuple qui viennent voir l’Auberge des Adrets se disent tout heureux : Je ne serai jamais ainsi. Robert-Macaire est une flatterie immense adressée à notre époque. Le Robert-Macaire en gants jaunes se dit : Tant que la justice ne me priera pas de passer chez elle, je serai un honnête homme. Le Robert-Macaire en paletot déchiré se dit : Cà finit tout de même par la guillotine, prenons garde. C’est la seule grande pièce de notre temps, elle est tout aristophanique ; mais elle est immorale en ce sens qu’elle démonétise le pouvoir et la justice, sans la contradiction que tout auteur dramatique doit introduire dans son œuvre, à l’exemple de Molière.

« Résumons tout ceci. La morale est absolue ; c’est la religion catholique pour nous autres Français ; eh bien ! être moral, ce serait refaire les Pères de l’Église, l’abbé Nicolle. Bossuet ou Bourdaloue. Hors de cette tâche, la littérature a pour mission de peindre la société. La religion est à la société ce que l’âme est au corps. Notre corps est immoral en se regardant comme l’antagoniste éternel de l’âme. Nous ne pouvons donc que procéler par contrastes. »

L’exemple de Verger, l’assassin de l’archevêque de Paris, fournit un terrible argument à notre conclusion.

Verger réalise merveilleusement un type déclaré jusqu’ici impossible, nous voulons parler de Julien Sorel, le principal héros de Rouge et Noir. Stendhal publiait en 1830 ce roman, un des livres les plus éloquents et les plus philosophiques, resté trop longtemps inaperçu, et qui n’a été sérieusement lu que de nos jours.