ami le prince Bariatinski a, pour le moment, perdu la parole ; il bêle d’amour pour une jeune bergère, dans le troupeau de laquelle il s’est engagé, et qui se moque de lui.
— Ostrowki, dit Georges, vous êtes gris ; je ne vous en veux pas.
— Si je suis gris, mordieu ! je fais mon devoir, et toi, tu manques au tien, si tu ne l’es pas. Pourquoi attristes-tu la joie d’honnêtes gens avec ta mine allongée ? Crois-m’en, sois gai, ou retourne aux pâturages avec ta Dulcinée.
— Parlez avec respect de cette femme, monsieur, dit Georges à qui la patience commençait à échapper.
— Du respect pour une… Ce serait plaisant.
Le terme dont Ostrowki se servit attestait une grande familiarité avec la langue française, qui est si prude ; mais à peine eut-il achevé qu’une bouteille volait à sa tête et allait se briser sur le mur qui était derrière lui. Ostrowki se leva, tira l’épée ; Georges en fit autant. On les entoura, on les calma.
— Que diable ! dit Samoïnoff, le grand lieutenant, attendez à demain matin, vous n’en avez pas pour longtemps. Allons, Georges, rengaînez. Et il fit rentrer l’épée dans le fourreau.
On se rassit, et le festin continua. À sept heures du matin, on songea au départ, ceux qui du moins pouvaient encore songer à quelque chose. En sortant, Ostrowki, qui avait cessé de boire depuis la scène que nous venons de raconter, aborda Georges.
— Venez, je vous prie, prince ; vous avez votre épée, j’ai la mienne, c’est tout ce qu’il faut.
— Je suis à vos ordres. Pauloff, dit Georges à un jeune officier qui se trouvait là, servez-moi de témoin.
— Vous connaissez la sévérité du dernier ukase contre les duels. Songez-y, messieurs, l’empereur est inflexible à cet endroit ; et s’il vient à apprendre votre rencontre…
— Me refusez-vous le service que je vous demande, Pauloff ?
— Non, non, vous vous méprenez sur mes intentions. Je voulais vous demander tout simplement si vous aviez bien réfléchi à la gravité de cette affaire.
— Il est inutile de tant réfléchir, dit Ostrowki ; marchons.
— Marchons, messieurs, dit Georges.